Les faits de l’affaire étaient les suivants.
Le cabinet D., commissaire aux comptes de la société, était en fonction depuis 2017, après avoir succédé au cabinet K. Son mandat était donc de 6 exercices jusqu’en 2023 (art. L.823-3 du code de commerce).
Dans son rapport de certification pour la société, signé le 30/07/2019, pour l’exercice comptable clos au 31/12/2018, le Cabinet D. avait émis des réserves sérieuses sur la non-dépréciation des titres d’une société achetée en 2017.
Puis, dans son second rapport de certification pour la société, signé le 17/09/2020, pour l’exercice comptable clos au 31/12/2019, le même Cabinet D. réémit les mêmes réserves.
A l’occasion d’une séance plénière du CSE central de décembre 2019, le cabinet d’expertise comptable ETHIX fut désigné, pour un accompagnement portant sur les 3 consultations obligatoires en 2020, sur les comptes de l’exercice clos le 31 décembre 2019, prévues par le code du travail (situation économique et financière de l’entreprise, orientations stratégiques, et politique sociale).
En septembre 2020, en application des articles L.2315-88 et L.2312-25 du code du travail, en vue de rendre son avis sur la situation économique et financière de l’entreprise, le cabinet d’expertise comptable ETHIX rendit au CSE central son rapport, avec ses interrogations portant, entre autres, sur la réserve émise par le Cabinet D., et sur sa méthode utilisée pour valoriser les titres de la société achetée.
Dans ce contexte d’inquiétude sur la sincérité des comptes, de préoccupation sur la situation financière de l’entreprise et de retard de certification des comptes 2019, les membres du CSE central prirent, au cours de la réunion de septembre 2020, la décision de convoquer le Cabinet D., afin d’entendre « ses explications sur les différents postes des documents communiqués ainsi que sur la situation financière de l’entreprise », comme lui donne le droit l’article L.2312-25 2° du code du travail, afin d’être éclairés, et d’être en mesure de rendre un avis à la direction.
Ainsi, le 11/09/2020, le CSE central notifia un courrier au Cabinet D., le convoquant à assister à la réunion du CSE central du 08/10/2020 pour recueillir ses explications, et être entendu sur l’exercice comptable clos au 31/12/2019.
Mais, par lettre du 17/09/2020, le Cabinet D. présenta à la Présidence de l’entreprise, sa démission de son mandat, en lui demandant d’en prendre acte à une prochaine assemblée générale, le CSE central n’en ayant pas été informé à ce moment.
A l’Assemblée générale du 18/09/2020, la présidence de l’entreprise (unique associé) constata la démission du Cabinet D. et nomma le Cabinet K. en tant que nouveau commissaire aux comptes en lieu et place, le CSE n’en ayant pas été informé à ce moment.
Par lettre du 21/09/2020, le Cabinet D., signataire des rapports de certification, répondit au CSE central qu’il ne se rendrait pas à sa convocation, au prétexte que sa démission de commissaire aux comptes avait été constatée à l’occasion de l’assemblée générale de l’actionnaire du 18/09/2020, et qu’il avait été remplacé par le Cabinet K.
Le 08/10/2020, se tint la réunion exceptionnelle du CSE central, à laquelle assista le cabinet d’expertise comptable ETHIX. Le Cabinet D. démissionnaire ne s’y présenta pas, ayant choisi de rejeter la convocation du CSE.
Le 26/10/2020, le CSE central re-notifia au Cabinet D. démissionnaire, une seconde convocation, pour sa nouvelle réunion au 03/12/2020 (en application du même article L.2312-25 2° du code du travail).
Par lettre du 30/10/2020, le Cabinet D. la déclina une nouvelle fois.
Le 03/12/2020, se tint la réunion plénière du CSE central, sans le Cabinet D. démissionnaire, à laquelle le cabinet ETHIX remit deux rapports distincts de celui sur les comptes annuels 2019, un sur : – la politique sociale, – et l’autre sur les orientations stratégiques de l’entreprise.
Dans le rapport de décembre 2020 sur la consultation sur les orientations stratégiques, le cabinet d’expertise comptable ETHIX mettait au jour des éléments curieux, à savoir la certification, deux années de suite, des comptes de l’entreprise avec émissions d’une réserve par le Cabinet D., ayant potentiellement un impact significatif sur la situation nette de l’entreprise.
La réserve de 2019, très sérieuse, traduisait l’indication selon laquelle si la recommandation avait été appliquée par les dirigeants, les capitaux propres de la société seraient devenus négatifs.
On relèvera que :
- à la date d’envoi de la lettre du CSE central de convocation du Cabinet D. (11/09/2020), et à la date de réception de la lettre du CSE de convocation du commissaire aux comptes (14/09/2020), le Cabinet D. était en fonction (car sa démission était actée à l’AG le 18/09/2020) ;
- au 17/09/2020, lorsque le Cabinet D. signa et rendit son rapport de certification sur les comptes annuels (exercice clos 31/12/2019), il était encore en fonction (car sa démission était actée à l’AG le 18/09/2020) ;
- les extraits Kbis de l’entreprise désignaient toujours au 08/10/2020 et au 21/10/2020, le Cabinet D. en tant que commissaire aux comptes titulaire, soit bien postérieurement à sa démission à l’AG du 18/09/2020.
Dans ces circonstances, le CSE central assigna, en janvier 2021, le Cabinet D. démissionnaire, en référé, devant le Président du tribunal de commerce de Nanterre, afin d’ordonner au Cabinet D. de se rendre à la prochaine réunion du CSE, dans le cadre légal de l’article L.2312-25 II du code du travail.
Mais, par ordonnance du 24 février 2021 (RG 2021R00065), le Président du tribunal de commerce de Nanterre ne fit pas droit à cette demande, jugeant qu’il n’y avait ni urgence, ni dommage imminent à prévenir, et qu’il existait une contestation sérieuse soulevée par le Cabinet D. démissionnaire.
Le CSE central saisit donc au fond, le tribunal de commerce de Paris, pour faire juger la faute délictuelle du Cabinet D. démissionnaire, et fixer les dommages-intérêts au vu du préjudice subi.
Et le tribunal de commerce de Paris, dans son jugement du 18 janvier 2022 (RG 2021006051), définitif et exécutoire, tint le raisonnement suivant :
- l’article L.2312-17 du code du travail édicte que le CSE est consulté sur la situation économique de l’entreprise, et que pour ce faire, il est en droit d’obtenir de l’entreprise et de tout tiers à celle-ci des informations précises, écrites et loyales ;
- la jurisprudence a depuis longtemps jugé que le CSE était créancier des informations détenues par l’entreprise comme des tiers de nature à lui permettre d’exercer sa mission de défense des intérêts économiques des salariés ;
- l’article L.2312-25 II 2° du code du travail édicte que « le comité peut convoquer les commissaires aux comptes pour recevoir leurs explications sur les différents postes des documents communiqués ainsi que sur la situation financière de l’entreprise » ;
- le Conseil constitutionnel dans sa décision du 16 décembre 1993 a jugé que les conditions d’exercice des droits de représentation et d’information des CSE devaient être définies par le législateur dans le respect de la disposition à valeur constitutionnelle relative aux droits des travailleurs à participer à la gestion de l’entreprise ;
- le législateur a édicté que toute entrave au bon fonctionnement du CSE était passible de sanctions pénales ;
- il résulte de ces éléments ci-dessus que les dispositions relatives aux moyens et modalités pour un CSE de recevoir et d’obtenir une information exhaustive et sincère sur la situation de l’entreprise, dont il représente les salariés, sont d’ordre public ;
- en conséquence le terme « peut » à l’article du code du travail précité relatif à la convocation du commissaire aux comptes par le CSE signifie uniquement que ledit comité dispose de la faculté de convoquer le commissaire aux comptes mais que par contre ce dernier a l’obligation de déférer à la convocation ;
- le moyen de l’absence d’obligation de se rendre à la convocation à la réunion du 8 octobre est donc non pertinent.
Par ce jugement au fond du 18 janvier 2022 (RG 2021006051), le tribunal de commerce de Paris :
- donne raison au CSE, le commissaire aux comptes ne pouvant refuser de se rendre à la réunion du CSE sur sa convocation, même s’il était démissionnaire de son mandat, car ce commissaire aux comptes restait toujours débiteur d’une information à l’égard de ce CSE ;
- complète la liste jurisprudentielle supra, où le CSE a été reconnu créancier d’une information à l’égard de tiers, ici avec un commissaire aux comptes, en rappelant que non seulement il existe un principe à valeur constitutionnelle et d’ordre public, mais aussi un délit d’entrave possible (de l’article L.2317-1 du code du travail).