Revue de droit du travail 2018 p.802
La fin annoncée du plafonnement de l’indemnisation du licenciement injustifié : l’Italie montre-t-elle la voie ?
Cristina Alessi, Professeur de droit du travail à l’Université de Brescia
Tatiana Sachs, Maître de conférences à l’Université Paris Nanterre
L’essentiel
Que ce soit dans le domaine politique ou le domaine social, un constat se fait jour : nos voisins transalpins ont souvent un coup d’avance. Le Jobs Act de 2015 n’a-t-il pas été précurseur dans la mise en place d’un mécanisme bridant le travail d’évaluation du préjudice des juges ? En tout état de cause, les promoteurs de la barêmisation en France ne se sont pas privés d’invoquer l’exemple italien à l’appui de cette mesure. Dans ce contexte, la décision par laquelle la Cour constitutionnelle italienne du 26 septembre 2018 a reconnu la contrariété de la forfaitisation de l’indemnisation à la Constitution et à la Charte sociale européenne retient l’attention. Ce d’autant plus que fleurissent les premières décisions des conseils de prud’hommes amenés à se prononcer sur la conformité du dispositif à la Charte précitée et à la Convention n° 158 de l’OIT. Et si l’Italie montrait, une fois de plus, la voie ? Cristina Alessi, professeur de droit du travail à l’Université de Brescia, propose une analyse minutieuse et critique de la voie empruntée par les Sages italiens. Tatiana Sachs, maître de conférences à l’Université Paris Nanterre, passe le dispositif français sur le grill italien. À ses yeux, l’épreuve du droit comparé et du droit international devrait porter un coup fatal au plafonnement de l’indemnisation du licenciement injustifié.
La décision de la Cour constitutionnelle italienne : un coup fatal pour la forfaitisation de l’indemnisation du licenciement injustifié
Cristina Alessi
Le droit du licenciement après les réformes récentes
La Cour constitutionnelle italienne (arrêt n° 194, 26 sept. 2018) a censuré l’article 3 du décret législatif n° 23/2015, qui prévoit qu’en cas de licenciement sans cause légitime, le juge doit octroyer au travailleur une indemnité dont le montant est compris entre 4 et 24 mois de salaire brut. Pour mieux comprendre l’arrêt et ses implications pratiques, il faut expliciter, même brièvement, le cadre juridique applicable aux licenciements illégitimes en Italie, à la suite des réformes les plus récentes. Jusqu’en 2012, la seule sanction prévue par la loi (Statut des travailleurs, art. 18 ; L. n°300 de 1970) en cas de licenciement injustifié était, dans les entreprises ayant plus de 15 salariés, la réintégration du salarié dans l’entreprise et le paiement des dommages et intérêts. La réforme « Fornero » (L. n° 92/2012) a limité le champ d’application de la réintégration aux cas les plus graves de licenciement illégal (par exemple le licenciement discriminatoire), prévoyant pour tous les autres cas une indemnité dont le montant résulte d’une évaluation judiciaire. La réforme du gouvernement de Matteo Renzi (dénommée le « Jobs Act »), applicable aux salariés embauchés après le 7 mars 2015, a encore réduit le champ d’application de la réintégration dans l’entreprise. Cette dernière ne s’applique plus qu’aux hypothèses les plus graves de licenciements pour un motif lié à la personne du salarié et ne s’applique plus du tout aux licenciements individuels pour motif économique : la règle générale devient la réparation pécuniaire. En l’état, cohabitent deux réglementations différentes, dont l’application dépend de la date d’embauche des salariés : l’article 18 du Statut des travailleurs, tel que modifié par la réforme « Fornero », pour les travailleurs embauchés jusqu’au 6 mars 2015 et le décret législatif n° 23/2015 pour les travailleurs recrutés à partir du 7 mars 2015. Ainsi, le Jobs Act bouleverse définitivement le système des sanctions pour le licenciement illégal et deviendra, une fois qu’il n’y aura plus de travailleurs embauchés avant le 7 mars 2015, la seule réglementation du licenciement.
Cette dernière réforme, fortement voulue par le gouvernement Renzi, mais non modifiée par le gouvernement Conte, emprunte deux canaux. D’un côté la limitation de la réintégration dans l’entreprise à des hypothèses particulières (qui sont très difficiles à interpréter) et l’élargissement de la réparation pécuniaire à presque tous les cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse. De l’autre côté, la loi a complètement supprimé le pouvoir du juge pour fixer le montant de l’indemnité due au salarié licencié, en déterminant, non pas un plafond, mais une indemnisation forfaitaire en fonction de l’ancienneté. Autrement dit, une fois que le juge reconnaît l’illégitimité du licenciement, il doit tout simplement faire une opération mathématique pour octroyer au salarié l’indemnité prévue par la loi, indépendamment du préjudice réellement subi, qui peut dépasser le montant de l’indemnité. Récemment, la réforme du Gouvernement Conte a élevé le montant minimum et maximum de l’indemnité (respectivement 6 et 36 mois de salaire brut), mais n’a pas modifié le mécanisme de calcul. La nouvelle réglementation a été justifiée, par ses promoteurs, par la nécessité de rendre prévisible et sécurisé, pour l’employeur, le coût du licenciement, notamment du licenciement pour motif économique. Entre les lignes, on peut y voir aussi la méfiance à l’encontre du pouvoir d’appréciation du juge : une approche qui n’est pas nouvelle dans le système juridique italien.
Réglementation des licenciements et principe d’égalité
En premier lieu, la Cour constitutionnelle aborde la question de l’application du décret législatif n° 23/2015 uniquement aux travailleurs embauchés après le 7 mars 2015. Selon le juge du renvoi, cette prévision a en fait violé le principe d’égalité au sens de l’article 3 de la Constitution, car cela permettrait d’appliquer une sanction différente aux travailleurs qui se trouvent dans la même situation mais qui ont été embauchés avant ou après la date susmentionnée. En rappelant sa jurisprudence antérieure, la Cour estime infondé le grief. Selon l’arrêt, en fait, « un traitement différent des mêmes situations, mais à des moments différents, n’est pas contraire au principe d’égalité, car l’écoulement du temps peut en soi constituer un élément valable de diversification des situations juridiques ». Sur ce point-là, on pourrait être d’accord. Toutefois, en l’espèce, l’application de l’un ou l’autre régime légal n’est pas lié au moment du licenciement (qui est pourtant l’objet de la disposition critiquée), mais celui d’un fait différent (dont le lien avec l’objet de la disposition est moins évident), à savoir la date d’embauche des salariés concernés. Le vrai problème n’est pas, à notre avis, celui de la succession des lois, mais l’application d’une règle différente à des cas égaux du point de vue de l’acte juridique concerné – le licenciement -, qui se distinguent seulement par la date de début de la relation de travail.
La Cour, toutefois, a décidé que l’entorse au principe d’égalité n’était pas déraisonnable, compte tenu de l’objectif de favoriser l’emploi des chômeurs. Elle juge « correct de limiter le champ d’application de la loi aux salariés embauchés après son entrée en vigueur » afin de prévoir des sanctions prévisibles et moins graves pour le licenciement illégitime visant à favoriser l’emploi permanent. Cette position de la Cour est également critiquable, car elle est fondée sur l’idée qu’une réglementation moins sévère des licenciements aurait l’effet d’accroître l’emploi, ce qui est plutôt à démontrer. Par ailleurs, une telle argumentation paralyse le principe du raisonnable chaque fois que l’objectif de l’emploi est invoqué.
La Cour constitutionnelle et le droit international et européen
En deuxième lieu, la Cour aborde le cœur du problème, c’est-à-dire l’évaluation de la constitutionnalité de la norme qui fixe le montant de l’indemnité due au salarié en cas de licenciement illégitime à une somme comprise entre un minimum de six mois et un maximum de 36 mois de salaire brut, en raison de l’ancienneté de service.
Avant d’examiner le contenu de l’arrêt, il faut préciser le cheminement qui a conduit la Cour à déclarer inconstitutionnelle ladite norme. Tout d’abord, la Cour se préoccupe d’identifier les normes constitutionnelles qui peuvent être prises en compte dans le contrôle de conformité de la loi aux principes fondamentaux. Le juge du fond, en fait, avait indiqué comme textes de référence la Convention n° 158 du 1982 de l’Organisation internationale du travail (OIT), l’article 24 de la Charte sociale européenne et l’art. 30 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, par rapport aux arts. 76 et 117 de la Constitution italienne, qui obligent l’État à exercer le pouvoir législatif en respectant les normes de la Constitution aussi bien que les obligations découlant du droit communautaire et international. Les actes susmentionnés prévoient, comme on le sait, le droit des salariés à la justification du licenciement et le droit des travailleurs licenciés sans motif valable à une indemnité adéquate ou à une autre réparation appropriée. En particulier, l’article 10 de la Convention n° 158/1982 de l’OIT, selon l’interprétation du Conseil d’administration de l’OIT, semble considérer prioritaire, parmi les différentes sanctions applicables, la réintégration dans l’entreprise ou, à défaut, une sanction économique effective, c’est-à-dire « apte à garantir une réparation efficace et adéquate du préjudice subi par le travailleur du fait de la violation de son droit fondamental ». À cet égard, la Cour constitutionnelle souligne que l’Italie n’a pas ratifié la Convention n° 158/192 et, partant, son respect ne peut être considéré comme faisant objet d’une « obligation internationale ». En fait, la question est beaucoup plus complexe, car le débat sur l’efficacité des conventions non ratifiées de l’OIT est toujours ouvert ; des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) (par exemple Demir ) ont reconnu leur pertinence pour l’interprétation du droit national.
Par ailleurs, la position de la CEDH sur l’efficacité de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne est beaucoup plus discutable et franchement inacceptable. En effet, selon l’arrêt, la Charte de Nice ne serait applicable aux États membres, conformément à l’article 51, que s’ils agissent « dans le cadre du droit de l’Union » et par conséquent « pour que la Charte des droits de l’Union puisse être invoquée dans un recours de légitimité constitutionnelle le cas d’espèce « doit être régi par le droit européen ». Puisque l’Union européenne n’a pas exercé la compétence prévue à l’article 153 du Traité concernant la protection des travailleurs en cas de résiliation du contrat de travail, l’article 30 de la Charte ne peut produire aucun effet sur le système juridique italien. Enfin, selon la Cour européenne, la réglementation des licenciements individuels n’a pas été adoptée « en application du droit de l’Union » et, en raison de cela, est totalement soustraite au contrôle de conformité aux normes de la Charte.
La Cour a adopté une position similaire dans plusieurs arrêts (par exemple, dans les arrêts numéros 63/2016 et269/2017). Cette affirmation est révélatrice de la tendance à restreindre le champ d’application du droit de l’Union européenne. Il est évident qu’il s’agit d’une interprétation très restrictive du champ d’application de la Charte des droits fondamentaux, qui vide de sens toutes les dispositions qui ne trouvent pas à s’appliquer à travers une directive ou un autre acte contraignant de l’Union.
Il convient de rappeler, au contraire, que la Cour de justice de l’Union européenne a souligné dans plusieurs arrêts que les droits fondamentaux de la personne protégés par la Charte des droits, parmi lesquels le droit à ne pas être licencié sans motif valable, peuvent expliquer l’effet direct, même dans les relations entre particuliers, indépendamment de la mise en œuvre d’un acte obligatoire pour les États. Selon la doctrine, la Charte, de ce point de vue, a une valeur constitutionnelle, à l’instar du Traité. Prenant le contrepied, l’arrêt n° 194/2018 rejette fermement cette approche, niant à la Charte même la valeur d’un paramètre interprétatif du droit national.
La perspective change radicalement lorsque la Cour constitutionnelle aborde la question de l’application de la Charte sociale européenne de 1961, révisée en 1996 et ratifiée par l’Italie en 1999, qui prévoit, à l’article 24, le droit des salariés à ne pas être licencié sans motif valable et à une indemnité adéquate ou à une autre réparation appropriée en cas de licenciement illégal. Dans ce cas-là, la Cour n’hésite pas à reconnaître le caractère contraignant de la Charte pour notre système juridique, par le biais des articles 76 et 117 (déjà évoqués) de la Constitution, concernant le respect des obligations internationales. C’est précisément à la lumière de ces dispositions, ainsi que des principes constitutionnels qui seront évoqués brièvement, que la Cour a fondé sa décision.
La Cour constitutionnelle et les sanctions contre le licenciement injustifié
La question de constitutionnalité de l’article 3 du décret législatif n° 23/2015 a été proposée au regard des articles 3(principe d’égalité), 4 (droit au travail), 35 (protection de toutes formes du travail) et des articles 76 et 117, en relation à l’article 24 de la Charte sociale européenne, à l’article 30 de la Charte de Nice et à l’article 10 de la Convention n° 1587/1982 de l’OIT. La question posée par le juge de renvoi concernait, en particulier, le contrôle de conformité à la Constitution italienne de la réparation indemnitaire, du mécanisme de calcul du montant de l’indemnité, fondé (exclusivement) sur l’ancienneté du salarié et, enfin, du caractère approprié de la disposition qui fixe un niveau minimum et maximum de ladite indemnité.
La Cour affirme, tout d’abord, que les dispositions de la Constitution qui viennent d’être évoquées, notamment l’article 4 et l’article 35, peuvent fonder le droit du salarié à ne pas être licencié sans un motif valable. Le droit au travail, en particulier, est un droit fondamental qui implique que « les limites au pouvoir de l’employeur de licencier corrigent un déséquilibre de fait existant dans le contrat de travail ». Cependant, il appartient au législateur, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, de décider le modèle de protection à prévoir en cas de licenciement injustifié, étant donné que la Constitution n’impose pas tel ou tel « régime de protection ». En d’autres termes, notre Constitution, à travers les dispositions de la Charte sociale européenne, oblige le législateur à prévoir l’obligation de justifier le licenciement et une sanction adéquate, qui peut également être une sanction économique e droit à la réintégration n’étant pas garanti par la Constitution.
La Cour reprend ici sa jurisprudence antérieure, en reconnaissant que l’article 18 du Statut des salariés, même s’il s’agit « d’une manifestation de la garantie progressive du droit au travail conformément aux articles 4 et 35 de la Constitution », ne constitue pas « le seul paradigme possible de mise en œuvre » de ce droit (arrêt n° 46/2000). En d’autres termes, l’indemnisation peut bien être la seule forme de protection, à condition de respecter le principe du caractère raisonnable.
La Cour procède, finalement, à l’analyse du mécanisme de calcul de l’indemnité due au salarié en cas de licenciement injustifié, qui est lié à l’ancienneté de service. C’est précisément ce mécanisme qui est censuré par la Cour. Selon la décision, en fait, le calcul de l’indemnité en raison de l’ancienneté du travailleur, qui exclut la possibilité pour le travailleur de prouver d’avoir subi des dommages plus importants à la suite du licenciement illégal, met sur un pied d’égalité la situation des travailleurs qui ont la même ancienneté de service, sans que le juge puisse apprécier la situation réelle des travailleurs concernés. Une telle disposition contraste donc d’abord avec le principe d’égalité de l’article 3 de la Constitution. Le préjudice causé par un licenciement injustifié, de l’avis même de la Cour, dépend de différents facteurs, qui sont pris en compte dans d’autres dispositions relatives au licenciement. Par exemple, le nombre des salariés, la taille de l’entreprise, le comportement et les conditions des parties (L. n° 604/66, art. 8). Par conséquent, selon la Cour, l’indemnisation économique d’un licenciement injustifié ne peut être liée qu’à l’ancienneté, le juge devant prendre en compte les paramètres indiqués.
De ce point de vue, entre autres, la détermination forfaitaire de l’indemnité et le calcul en fonction de l’ancienneté empêchent à la sanction de jouer un rôle dissuasif à l’égard de l’employeur, qui pourrait décider de licencier sans motif valable, en connaissant avec certitude le montant de la sanction économique applicable en cas de litige.
Sur ce point, la doctrine avait critiqué durement la réglementation du licenciement renouvelée par le Jobs Act compte tenu également du fait que l’indemnité pourrait être réduite jusqu’à la moitié en cas de résolution extrajudiciaire du litige. Pour cette raison, la Cour, prenant en compte les observations de la doctrine, rend au juge le pouvoir(discrétionnaire) de déterminer le montant de l’indemnité due au travailleur licencié injustement. C’est ainsi que l’un des piliers de la réforme introduite par le Jobs Act, c’est-à-dire la sécurisation et la prévisibilité du « coût » du licenciement, disparaît.
La dernière question abordée par la Cour est celle de la fixation de limites minimales et maximales pour l’indemnité, qui doit être comprise entre 6 et 36 mois de salaire brut.
Selon la décision, la Constitution italienne n’oblige en aucun cas le législateur à adopter la « règle générale de la réparation intégrale et d’équivalence au préjudice causé », à condition que soit garanti le caractère adéquat de l’indemnité (arrêts nos 148/1999, 199/2005 et 420/1991). De ce point de vue, la limite maximale de 36 mois n’entre pas en conflit avec la notion d’adéquation ; de ce point de vue, donc, l’indemnité est conforme à la Constitution. La Cour, toutefois, n’explique pas pourquoi la limitation du montant maximum de l’indemnité doit être considérée comme « adéquate » ni pourquoi la prise en compte par le juge des paramètres d’évaluation du préjudice subi du travailleur ne peut pas conduire à reconnaître une indemnité supérieure à ce montant.
On peut cependant reconnaître que la Constitution italienne ne prévoit pas le principe de l’indemnisation intégrale, mais il aurait été opportun d’expliquer pourquoi, dans une matière qui concerne les droits fondamentaux de la personne, le critère généralement adopté par le Code civil en matière de dommage causé par actes illicites (C. civ.italien, art. 2043) et des dommages dus en cas du non-respect des obligations contractuelles (C. civ. italien, art.1223) ne peut s’appliquer.
En bref, à la lumière de la décision de la Cour, le juge peut certainement déterminer le montant de l’indemnité entenant compte du préjudice réel subi par le travailleur, mais dans les limites minimale et maximale établies par la loi. En ce sens, en fait, un arrêt a déjà été adopté, alors que les motifs de la décision de la Cour constitutionnelle n’avaient pas été déposés. Le tribunal de Bari (11 oct. 2018, n° 7016), dans un contentieux concernant un licenciement collectif, a accueilli le recours d’un travailleur qui avait invoqué à l’encontre de l’employeur la violation de la procédure d’information et de consultation, et a octroyé à la requérante, au lieu des quatre mois de salaire correspondant à son ancienneté, douze mois de salaire brut, compte tenu de la gravité particulière de la violation de la procédure. Cette décision constitue sans aucun doute le signal que les juges vont récupérer le pouvoir d’évaluation que le Jobs Act leur avait soustrait, sans attendre l’intervention du législateur, en appliquant directement les principes énoncés par la Cour constitutionnelle.
Le barème d’indemnisation du licenciement injustifié : l’épreuve (fatidique) du droit international et comparé
Tatiana Sachs Alors que l’instauration de plafond d’indemnisation en cas de licenciement injustifié est passée sous les fourches caudines du Conseil d’État (CE 7 déc. 2017, n° 415243) et du Conseil constitutionnel français (Cons. const. 7 sept.2017, n° 2017-751 DC, Constitutions 2017. 401, chron. P. Bachschmidt ; 21 mars 2018, n° 2018-671 DC), la Cour constitutionnelle italienne a porté un coup fatal au grand frère transalpin de ce dispositif. La forfaitisation des indemnités fondées sur le seul critère de l’ancienneté est contraire au principe d’égalité : telle est la conclusion très ferme à laquelle parvient la haute juridiction italienne, au terme d’un raisonnement développé sur une quarantaine de pages, qui ne rend que plus saillant le caractère (trop) sibyllin des décisions rendues en France. En quoi une telle décision, qui a l’évidence ne produit aucun effet normatif en dehors de l’Italie, peut-elle intéresser les juristes soucieux de questionner la légalité du dispositif français ? Ceux qui ont déjà arpenté les chemins du droit comparé le savent : les expériences étrangères fournissent un formidable miroir pour analyser la genèse et les contours des catégories du droit interne, la spécificité des raisonnements à l’œuvre, etc. C’est ainsi que le jeu des différences met en lumière les ressorts argumentatifs qui ont, certes, assuré l’immunité constitutionnelle de l’ordonnance du 22septembre 2017, mais qui pourraient fonder l’inconventionnalité de l’article L. 1235-3 du Code du travail issu de l’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017, ratifiée par la loi de n° 2018-217 du 29 mars 2018. Tout d’abord, la décision italienne suggère de replacer à sa juste place l’argument conséquentialiste venu des théories économiques, auquel le Conseil constitutionnel a succombé (I). Ensuite, la Cour constitutionnelle italienne invite à une réhabilitation des fonctions réparatrices et dissuasives des indemnités versées en cas de licenciement injustifié (II). Enfin, toute entière traversée par le principe d’égalité, la décision italienne constitue une invitation à questionner la signification de cette exigence (III).
Quelle place pour l’argument conséquentialiste ?
Alors que la Cour constitutionnelle italienne affirme avec netteté que la forfaitisation des indemnités dues en cas de licenciement injustifié porte une atteinte excessive aux intérêts des salariés et est, à cet égard, déraisonnable, le Conseil constitutionnel français s’est refusé, dès 2015, à condamner le principe même de la forfaitisation, ce au nom de la poursuite d’un intérêt général dont la formulation a évolué au fil des décisions : « assurer une plus grande sécurité juridique et favoriser l’emploi en levant les freins à l’embauche » (pt. 151, Cons. const. 5 août 2015, n°2015-715 DC, AJDA 2015. 1570 ; D. 2016. 807, obs. P. Lokiec et J. Porta ; ibid . 1461, obs. N. Jacquinot et A.Mangiavillano ; Constitutions 2015. 421, chron. A. Fabre ; RTD com. 2015. 699, obs. E. Claudel), « renforcer la prévisibilité des conséquences qui s’attachent à la rupture du contrat de travail » (pt. 33, Cons. const. 7 sept. 2017,n° 2017-751 DC, Constitutions 2017. 401, chron. P. Bachschmidt). Le Conseil constitutionnel érige ainsi la sécurité juridique en vertu cardinale du droit du travail. Plus encore, il établit un lien entre l’exigence de sécurité juridique et l’intérêt général qui mérite attention. En effet, par quel truchement la sécurité juridique des uns – les employeurs -devient-elle un objectif d’intérêt général ? À cet égard, la formulation employée par les Sages en 2015 est plus explicite : la sécurité juridique participe de la poursuite de l’intérêt général au regard des effets bénéfiques qu’elle est censée produire sur l’emploi. La place laissée ainsi à l’argument conséquentialiste, dont aucune étude empirique n’a établi la véracité, ne peut que surprendre. Discutable, la place conférée à l’exigence de sécurité juridique a, de surcroît, pour effet d’écraser le conflit des droits et libertés en présence, ceux des salariés d’un côté, ceux des employeurs de l’autre. La confrontation avec le raisonnement de la Cour constitutionnelle italienne est, à cet égard, révélatrice. Certes, cette dernière ne se montre pas totalement imperméable à l’objectif affiché de favoriser l’emploi et aux théories économiques qui ont inspiré pareille limitation de l’office du juge. Selon la Cour italienne, la quête d’une amélioration de la situation de l’emploi peut justifier que soit instauré un régime de rupture du contrat différencié selon la date d’embauche du salarié (v. ci-dessus le texte de C. Alessi). Toutefois, cet argument conséquentialiste ne saurait absorber une recherche d’équilibre entre « les intérêts en jeu : la liberté d’entreprendre de l’entreprise d’un côté et la protection du salarié injustement licencié de l’autre » (pt. 12.3). Soulignons que la Cour constitutionnelle considère la sanction du licenciement injustifié comme un élément de garantie du « droit au travail » – pour reprendre une traduction littérale – entendu comme un droit subjectif des travailleurs titulaires d’un contrat de travail. Ce dernier prévaut, dans l’appréciation de la constitutionnalité du mécanisme même de la forfaitisation, sur une conception de l’emploi comme objectif macroéconomique, qui sous-tend l’argument conséquentialiste (sur ces différentes facettes de l’emploi, v. F. Gaudu, « Les notions d’emploi endroit », Dr. soc. 1996. 569). C’est à l’aune des restrictions apportées aux droits des parties au contrat de travail que l’instauration de barème d’indemnisation se trouve évaluée. Dans un tel raisonnement, les potentielles conséquences de ce dispositif sur la situation nationale de l’emploi demeurent étrangères à toute mesure de la proportionnalité ou de la raisonnabilité du dispositif. Les juges italiens analysent ainsi les barèmes d’indemnisation comme un dispositif de droit du travail, et non comme une mesure de politique de l’emploi.
Quelle(s) fonction(s) de l’indemnisation du licenciement injustifié ?
De cette première différence – la perméabilité ou l’imperméabilité aux arguments économiques conséquentialistes -en découle une seconde : une conception différenciée des rôles attribués à l’indemnisation des licenciements injustifiés. On le sait, dans chaque droit national, cette dernière assume potentiellement trois fonctions, qui se trouvent mêlées et entremêlées : la fonction réparatrice, dissuasive et punitive. Les mécanismes d’indemnisation à l’œuvre dans chaque pays opèrent un syncrétisme entre ces trois fonctions qui leur est propre. À cet égard, les dispositifs français et italiens antérieurs à la mise en place de la forfaitisation étaient fort différents. Alors que le droit italien privilégiait la réintégration du salarié injustement licencié – laquelle assumait surtout une fonction de réparation et de dissuasion – (v. anc. Statut des travailleurs, art. 18), le droit français donnait la faveur à l’indemnisation intégrale de son préjudice, sans que les fonctions de dissuasion et de punition ne fussent ignorées, notamment par la présence d’un plancher d’indemnisation dans certaines circonstances (sur ce point, v. C. Wolmark,« Réparer la perte d’emploi – à propos des indemnités de licenciement », Dr. ouvrier 2015. 450). Le Jobs Act et les réformes françaises ont opéré un rapprochement des deux mécanismes français et italiens, même si des différences subsistent. Tandis que les juges italiens n’ont d’autre choix que d’appliquer le forfait fixé par la loi, les juges français gardent une marge d’appréciation du préjudice, certes très faible, dans la limite du plafond prévu à l’article L. 1235-3du Code du travail. L’examen de la constitutionnalité de ces dispositifs a été l’occasion d’une explicitation par chacune des Hautes Juridictions des fonctions qu’ils assument. Là encore, la netteté du propos de la Cour constitutionnelle italienne contribue à révéler les sinuosités du chemin emprunté par le Conseil constitutionnel français.
Dans sa décision du 5 août 2015 précitée, le Conseil constitutionnel, en érigeant les effets bénéfiques de la sécurité juridique sur l’emploi en objectif d’intérêt général, a donné une onction à la théorie de la violation efficace du droit, selon laquelle les règles juridiques ne doivent pas dissuader les citoyens de contrevenir aux règles de droit dans la mesure où cette absence de conformation est source d’efficience. Autrement dit, pour ne pas dissuader les décisions d’embauche, les sanctions attachées au licenciement injustifié ne doivent pas décourager les décisions de licenciement, y compris de licenciement injustifié. Cette même décision ayant entériné le principe du plafonnement des indemnités (et donc l’entorse au principe de réparation intégrale), les trois fonctions de l’indemnisation du licenciement injustifié étaient réduites à peau de chagrin. Dans ce contexte, la décision du 13 octobre 2016 est apparue comme un début d’œuvre de réhabilitation, notamment de la fonction dissuasive des indemnités de licenciement sans cause réelle et sérieuse (Cons. const. 13 oct. 2016, n° 2016-582 QPC, D. 2016. 2069 ; Dr. soc.2016. 1065, obs. J. Mouly ; ibid . 2017. 136, étude S. Tournaux ; Constitutions 2016. 709, chron.). Aux termes même du Conseil constitutionnel, la constitutionnalité des planchers d’indemnisation puise précisément ses racines dans la fonction dissuasive de cette indemnisation (v. pt 9 de la décision et les obs. de J. Mouly, Dr. soc. 2016. 1055). Toutefois, les décisions du 7 septembre 2017 et du 21 mars 2018 précitées ont mis un terme à cette entreprise de réhabilitation. Alors que les requérants avaient explicitement fait référence à la fonction dissuasive des indemnités (Cons. const. 21 mars 2018, n° 2018-671 DC, pt. 84), le Conseil se contente de mentionner la fonction réparatrice, pour mieux en justifier la limitation, au nom de l’objectif d’intérêt général de prévisibilité. Au terme de ce parcours sinueux, la totalité des fonctions de l’indemnisation du licenciement injustifié est brouillée (en ce sens, v. C.Wolmark, « L’encadrement de l’indemnisation du licenciement injustifié », Dr. ouvrier 2017. 733). Par contraste, l’affirmation de la Cour constitutionnelle n’en est que plus nette. Aux yeux de cette dernière, la barêmisation est déraisonnable à double titre : elle ne permet pas une réparation adéquate du préjudice subi par le salarié injustement licencié pas plus qu’elle ne dissuade l’employeur à procéder à un licenciement illégitime (pt. 12).
À cet égard, la motivation italienne n’est pas sans rappeler les termes utilisés par le Comité européen de défense des droits sociaux (CEDS), qui est l’organe chargé d’examiner le respect de la Charte sociale européenne par les États parties. Livrant une interprétation de l’article 24 de la Charte sociale européenne, le CEDS rappelle qu’un mécanisme d’indemnisation est approprié si « le montant des indemnités [est] suffisamment élevé pour dissuader l’employeur et pour compenser le préjudice subi par la victime » (CEDS 8 sept. 2016,Finnish Society of Social Rights c.Finlande ; sur cette décision, v. J. Mouly, « Le plafonnement des indemnités de licenciement injustifié devant le CEDS. Une condamnation de mauvais augure pour le projet « Macron » ? », Dr. soc. 2017. 745 ; C. Percher, « Le plafonnement des indemnités de licenciement injustifié à l’aune de l’article 24 de la Charte sociale européenne révisée », RDT 2017. 726). Et le Comité d’insister : « tout plafonnement qui aurait pour effet que les indemnités octroyées ne sont pas en rapport avec le préjudice subi et ne sont pas suffisamment dissuasives est en principe, contraire à la Charte » (§ 46). Ce faisant, le CEDS ne se contente pas d’affirmer avec force les fonctions réparatrices et dissuasives de l’indemnisation d’un licenciement injustifié. Il suggère par ailleurs que seule une réparation au moins intégrale est susceptible d’assumer cette double fonction, les mécanismes étant considérés comme appropriés à condition de prévoir « le remboursement des pertes financières subies entre la date du licenciement et la décision de l’organe de recours » (CEDS 8 sept. 2016, pt. 45 ; en ce sens, v. J. Mouly, « L’indemnisation du licenciement injustifié à l’épreuve des normes supra-légales », Dr. ouvrier 2017. 435). Cette exigence peut conduire à deux résultats distincts. Le premier est l’acceptation du mécanisme du plafonnement à la condition que le niveau de ce dernier soit élevé. Dans ce cas, le juge garderait la faculté de fixer des indemnités couvrant la perte injustifiée d’emploi, qui pourraient, de surcroît, être dissuasives. Toutefois, dans les pays qui ont adopté ce type de mécanisme, les plafonds fixés ne remplissent pas cette condition. Le niveau assez bas des forfaits/plafonds paralyse les fonctions réparatrices et dissuasives de l’indemnisation. Il est du reste notable que le système italien ait été censuré alors que le niveau des planchers et des plafonds est plus élevé qu’en France. À titre d’illustration, le plancher en France (3 mois à partir de 2 mois d’ancienneté) est inférieur au plancher italien (4 mois). Par ailleurs, un salarié qui a 10 ans d’ancienneté perçoit une indemnité de 20 mois en Italie…et de 10 mois en France. Dans ce cas de figure, la référence à l’article 24 de la Charte sociale européenne devrait conduire à un second résultat :constater la contrariété du dispositif avec cet article, mais également à l’article 10 de la Convention n° 158 de l’OIT qui pose l’exigence d’une « indemnisation adéquate ».
Surgit alors une interrogation : existe-t-il un espace pour la pratique de ce contrôle de conformité de l’article L.1235-3 du Code du travail à la Charte sociale européenne et à la Convention n° 158 de l’OIT ? On le sait, le Conseil constitutionnel français, contrairement à son homologue transalpin, ne procède pas au contrôle de conventionnalité, lequel demeure l’apanage des juridictions des ordres judiciaires et administratifs. Toutefois, afin que les traités dont il est question puissent être invoqués dans le cadre d’un litige entre deux personnes privées, encore faut-il qu’un effet direct horizontal leur soit reconnu. S’agissant de la Convention n° 158 de l’OIT, la Cour de cassation a estimé qu’elle était directement applicable (Soc. 1er juill. 2008, D. 2008. 1986, obs. S. Maillard ; ibid . 2009. 191, obs.Centre de recherche en droit social de l’Institut d’études du travail de Lyon (CERCRID, Université Jean Monnet deSaint-Etienne – Université Lumière Lyon 2/UMR CNRS 5137) ; Just. & cass. 2010. 345, étude Messad Baloul ; RDT2008. 504, avis J. Duplat). Quant à la Charte sociale européenne, aussi bien le Conseil d’État que la Cour de cassation ont eu l’occasion de reconnaître son application directe à des litiges qui opposent deux personnes privées. C’est ainsi que la Cour de cassation n’hésite pas à utiliser la Charte sociale européenne pour fonder ses décisions(v. par ex. Soc. 26 févr. 2018, n° 16-15.124, RDT 2018. 223, chron. G. Pignarre, qui a conduit à une invalidation d’un accord collectif instaurant des forfais-jours). Dès lors, l’étonnement ne peut que poindre à la lecture d’une décision dans laquelle le Conseil de prud’hommes du Mans ne reconnaît que l’effet vertical de la Charte sociale européenne et dénie à la juridiction prud’homale la possibilité de l’appliquer. À l’inverse, le Conseil de prud’hommes de Troyes reconnaît cet effet direct par un raisonnement implicite par analogie. Se référant aux décisions dans lesquelles la Cour de cassation reconnaît l’effet horizontal des articles 5 et 6 de la Charte sociale européenne, ce quand bien même ces deux articles se contentent de mentionner « les obligations des Parties » au traité, à savoir les États, il reconnaît l’effet direct de l’article 24. Il est vrai que ce dernier suit un schéma rédactionnel similaire. Tant et si bien que le raisonnement par analogie, mené par le Conseil de prud’hommes, paraît d’autant plus convaincant :que seules soient liées les Parties au Traité, à savoir les États, ne fait pas obstacle à ce que la défaillance de l’État dans la mise en œuvre de l’article puisse être invoquée à l’occasion d’un litige entre deux personnes privées (en ce sens, v. J. Mouly, « L’indemnisation du licenciement injustifié à l’épreuve des normes supra-légales », préc. ; C.Percher, « Le plafonnement des indemnités de licenciement injustifié à l’aune de l’article 24 de la Charte sociale européenne révisée », préc.). Ainsi, le chemin emprunté par la Cour constitutionnelle italienne pour réhabiliter les fonctions réparatrices et dissuasives des indemnités pour licenciement injustifié pourrait être emprunté, en France, par les juridictions de l’ordre judiciaire. Cette réhabilitation suppose soit l’existence de plafond au niveau élevé, soit l’absence de plafond.
Quelle exigence d’égalité ?
Au-delà de la discussion sur le niveau des plafonds, la décision italienne invite à questionner le choix de l’ancienneté comme critère de fixation des forfaits (Italie) ou des plafonds (France). Dans la décision italienne, c’est par le truchement du principe d’égalité que cette dimension est abordée. Y est discutée l’égalité dans le temps, entre les salariés embauchés avant le 7 mars 2015 et qui restent soumis aux anciennes dispositions plus favorables d’un côté, et les salariés embauchés après cette date et qui se voient appliquer une indemnité forfaitisée en cas de licenciement injustifié. Plus instructive au regard du droit français est l’interrogation suivante : le mécanisme qui conduit à ce que deux salariés ayant des préjudices distincts perçoivent la même indemnité contrevient-il au principe d’égalité ? Selon les magistrats italiens, la forfaitisation est porteuse, en elle-même, d’une atteinte à l’égalité en ce qu’elle conduit à traiter de manière homogène des situations hétérogènes. Ainsi, ils accueillent une conception de l’égalité qui requiert, non seulement de traiter de manière identique des personnes placées dans une situation identique, mais également de traiter distinctement des personnes placées dans des situations différentes. À première vue, cette conception de l’égalité a peu de chance de prospérer en France. On le sait, le Conseil constitutionnel français rejette une telle conception de l’égalité, affirmant que « le principe d’égalité n’imposant pas au législateur de traiter différemment des personnes placées dans des situations différentes » (Cons. const. 21mars 2018, n° 2018-671 DC, pt. 89). Faisant ainsi primer l’égalité dans les textes plutôt qu’une égalité concrète, le Conseil constitutionnel ne fait pas obstacle à ce que des salariés qui ont la même ancienneté perçoivent une indemnité identique quand bien même leurs préjudices seraient distincts. Sur ce point, les positions du Conseil constitutionnel français et de la Cour constitutionnelle italienne semblent irréconciliables. Et pourtant, le Conseil constitutionnel relève qu’il « appartient au juge, dans les bornes de ce barème, de prendre en compte tous les éléments déterminant le préjudice subi par le salarié licencié lorsqu’il fixe le montant de l’indemnité due par l’employeur » (pt 89). Cette affirmation appelle deux remarques. D’une part, elle paraît dérisoire tant l’amplitude entre les planchers et les plafonds d’indemnisation est faible : le pouvoir d’appréciation demeure fortement contraint. D’autre part, comment justifier l’affirmation d’une exigence d’individualisation du préjudice en dessous du plafond et sa négation une fois le plafond atteint ? La cohérence des conceptions de l’égalité à l’œuvre dans les décisions du Conseil constitutionnel peine à surgir. Un flou que la netteté de la décision italienne, fondée sur une conception de l’égalité qui peut reposer sur une différenciation, ne rend que plus visible.
Toutefois, si la voie constitutionnelle semble bel et bien fermée pour une conception différentialiste de l’égalité, le droit européen ne pourrait-il pas s’offrir comme une ressource ? Ainsi, dans un arrêt du 6 avril 2000, la Cour européenne des droits de l’homme affirme que « le droit de jouir des droits garantis par la Convention sans être soumis à discrimination est également transgressé lorsque, sans justification objective et raisonnable, les États n’appliquent pas un traitement différent à des personnes dont les situations sont sensiblement différentes »(Thlimmenos c. Grèce, n° 34369/97, AJDA 2001. 1060, chron. J.-F. Flauss ; RFDA 2001. 1250, chron. H. Labayle et F.Sudre ; RTD civ. 2000. 434, obs. J.-P. Marguénaud).Selon les termes mêmes de l’arrêt, cette conception de l’égalité ne peut être appliquée qu’à la mise en œuvre des droits protégés par la Convention européenne des droits de l’homme. Elle ne peut être directement rapportée à des droits protégés par d’autres textes fondamentaux du Conseil de l’Europe, à l’instar de la Charte sociale européenne. Néanmoins, dans de nombreux arrêts, la Cour européenne a affirmé que les indemnités de licenciement devaient être considérées comme des biens au sens de l’article 1er du Protocole additionnel à la Convention européenne n° 1 relatif à la protection de la propriété (en cesens, v. CEDH 16 sept. 1996, n° 17371/90,Gaygusuz c. Autriche, AJDA 1998. 37, chron. J.-F. Flauss ; D. 1998. 438, note J. Mouly et J.-P. Marguénaud ; Dr. soc. 1999. 215, note J. Favard ;ibid . 215, obs. J. Bernard ; RFDA1997. 965, étude F. Sudre et les pistes esquissées par J. Mouly, «L’indemnisation du licenciement injustifié à l’épreuve des normes supra-légales », préc.). Partant, ne pourrait-on avancer que l’article L. 1235-3 du Code du travail, qui conduit à un traitement homogène de situations différenciées, contrarie l’exigence d’égalité dans la mise en œuvre de la protection de la propriété des biens que sont les indemnités de licenciement ?
En somme, les engagements internationaux de la France ouvrent une voie sérieuse à la remise en cause du plafonnement des indemnités. Sans conteste, la décision italienne s’offre comme une invitation à l’emprunter.