Sous ce titre bien peu juridique, je souhaite apporter mon analyse de la situation au sujet du barème d’indemnisation mis en place par l’article L 1235-3 du Code du travail. Au regard, notamment, de sa non conformité par rapport aux textes internationaux ratifiés par la France.
Et force est de le constater : malgré l’avis rendu par la Cour de cassation le 17 juillet 2019, la contestation du barème demeure parfaitement pertinente.
Il appartient au juge d’apprécier le préjudice subi par le salarié victime d’une faute, en l’occurrence d’un licenciement abusif. Ce pouvoir d’appréciation est aujourd’hui encadré par l’article L 1235-3 du Code du travail, qui fixe un plancher et un plafond, en fonction uniquement de l’ancienneté du salarié.
Or, cette loi est contraire aux conventions internationales conclues par la France ; et elle doit donc être écartée par le Juge prud’homal. Il est nécessaire de dresser une analyse de la situation, point par point.
1) Le pouvoir du Juge prud’homal d’écarter une loi non conforme à des dispositions internationales.
L’article 55 de la Constitution du 4 octobre 1958 donner les traités internationaux conclus par la France une valeur supérieure aux lois. Le texte l’indique très clairement :
« Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie. »
Et donc, les juridictions de l’ordre judiciaire (Conseils de prud’hommes, Cours d’appel, et Cour de cassation) doivent apprécier non seulement la loi, mais également ces textes internationaux, pour rendre une décision.
Une loi française peut et doit être écartée par le Juge lorsqu’elle contrevient à une disposition d’un traité international : en effet cette disposition lui est supérieure.
Les exemples sont nombreux. Ainsi, le législateur avait légalisé le Contrat première embauche, contrat qui prévoyait une possibilité de rupture sans motif (donc une période d’essai) durant deux années. Or le Conseil de prud’hommes de Longjumeau avait écarté cette loi par un jugement du 28 avril 2006, car il avait estimé cette loi contraire aux dispositions supérieures de la convention n° 158 de l’Organisation internationale du Travail (CPH Longjumeau 28 avril 2006 RG n° 06/00316).
Position qui sera ensuite confirmée par la Cour d’appel de Paris (CA Paris 18ème E 6 juillet 2007 n° S06/06992), puis par la Cour de cassation (Cass. soc. 1er juillet 2008 n° 07-44124).
Il faut cependant s’interroger sur « l’applicabilité directe » des traités concernés. Seul un traité « d’application directe » peut être apprécié par le juge français pour vérifier la conformité de la loi.
Pour ce qui concerne le « barème » de l’article L 1235-3, deux textes internationaux, ratifiés par la France, sont concernés :
- l’article 10 de la Convention de l’Organisation internationale du travail n° 158 sur le licenciement, adoptée le 22 juin 1982 ;
- et l’article 24 de la Charte sociale européenne.
L’application directe de la convention n° 158 de l’OIT ne pose aucune question : elle a été confirmée par la Cour de cassation. Dans son arrêt du 1er juillet 2018, elle indiquait en effet que cette convention était « directement applicable », et elle soulignait par ailleurs « la nécessité de garantir qu’il soit donné pleinement effet à ses dispositions ».
L’application directe de la Charte sociale européenne est davantage sujette à discussion. La Cour de cassation a validé son application directe dans plusieurs arrêts : en 2010 et en 2011 sur la question de la représentativité syndicale (Cass. soc. 14 avril 2010 n° 09-60426 et Cass. soc. 14 décembre 2011 n° 10-18699), ou récemment en 2018 sur les conventions de forfait-jours (Cass. soc. 17 janvier 2018 n° 16-15124).
Pourtant, cette même juridiction a refusé l’application directe de ce texte dans son avis du 17 juillet 2019.
Mais cette question de l’application directe est purement théorique et n’a guère d’importance. Et pour une raison simple : les deux textes qui nous intéressent ont exactement la même rédaction.
L’article 10 de la convention n° 158 de l’OIT prévoit qu’en cas de licenciement injustifié, le juge doit avoir la possibilité de condamner l’employeur à payer « une indemnité adéquate ou toute autre forme de réparation considérée comme appropriée ».
Quant à l’article 24 de la Charte sociale européenne, il garantit au salarié licencié sans raison valable le droit d’obtenir du juge « une indemnité adéquate ou à une autre réparation appropriée ».
2) L’état du droit aujourd’hui, sur la question de l’indemnisation du licenciement abusif.
D’une manière générale, « le propre de la responsabilité civile est de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime, aux dépens du responsable, dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable ne s’était pas produit ».
Tel est le principe de la réparation intégrale du préjudice, qui a été posé de longue date par la Cour de cassation (Cass. civ. 2ème 1er avril 1963 bulletin n° 309 ; JCP 1963. II. 13408, note Esmein).
Et cette appréciation relève du pouvoir souverain du juge : la Haute juridiction s’interdit formellement de contrôler la manière dont le juge a pu apprécier le préjudice, et le montant de l’indemnisation allouée [1].
Plus spécifiquement au sujet du licenciement sans cause réelle et sérieuse, l’article 24 de la Charte sociale européenne et l’article 10 de la convention n° 158 de l’OIT posent tous deux le même principe : en cas de licenciement abusif, le juge doit pouvoir allouer au salarié victime « une indemnité adéquate ou une réparation appropriée ».
Le mot « adéquat » se définit comme ce qui est « entier, total ; d’une étendue, d’une compréhension égale à… » (dictionnaire Littré). Les termes « adéquat » et « approprié » ne sont absolument pas employés par hasard : ils imposent que le salarié victime se voit allouer une indemnité qui compense exactement le préjudice qu’il a subi du fait de la perte abusive de son emploi.
Le Comité européen des droits sociaux estime qu’une réparation est « appropriée » lorsque le salarié perçoit des « indemnités d’un montant suffisamment élevé (…) pour compenser le préjudice subi par la victime » (cf ci-dessous).
Aujourd’hui, la loi française, codifiée à l’article L 1235-3 du Code du travail, fixe un barème d’indemnisation obligatoire en cas de licenciement injustifié.
Un plancher est fixé ; mais également un plafond pour les entreprises dont l’effectif est supérieur à 10 salariés.
Le plancher s’explique : le minimum de six mois de salaires qui avait été institué par la loi du 13 juillet 1973 (obligeant désormais à ce que le licenciement repose sur une cause réelle et sérieuse) correspondait à la durée moyenne de chômage qu’allait connaître le salarié, à cette époque.
Compte tenu de l’explosion de cette durée moyenne (1.7 années aujourd’hui), la division par deux de ce minimum est purement et simplement incompréhensible.
D’ailleurs, il y a nécessairement un préjudice lorsque le salarié est licencié abusivement.
Certes, dans plusieurs arrêts rendus en 2016, la Cour de cassation était revenue à une approche beaucoup plus civiliste et avait validé le fait qu’un salarié soit débouté de sa demande d’indemnité lorsqu’il ne justifiait pas de son préjudice.
Ce qui a entraîné des situations absurdes, dans lesquelles le salarié n’était pas indemnisé… malgré le licenciement abusif. Or il y a bien nécessairement un préjudice lorsque le salarié a perdu son emploi.
Le contrat de travail est à durée indéterminée ; et il s’agit d’ailleurs de l’un des très rares cas de contrat de droit civil conclu sans limitation de durée. Le salarié est donc en droit (sauf cause réelle et sérieuse de rupture) de bénéficier de son contrat durant l’intégralité de sa vie professionnelle, donc jusqu’à la retraite. Tel est ce à quoi l’employeur s’est engagé.
Et le salarié doit percevoir, en contrepartie de son travail, un salaire ; c’est-à-dire une créance alimentaire. Donc une créance dont l’objet est de lui permettre de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille.
La rupture abusive de ce contrat cause donc nécessairement un préjudice : cette situation est en effet brutalement rompue, et ce sans cause qui le justifie.
La Cour de cassation est récemment revenue sur cette jurisprudence et a repris sa position antérieure dans plusieurs décisions. Ainsi dans un arrêt du 13 septembre 2017, dans une affaire où le salarié avait été débouté de sa demande de dommages et intérêts au motif qu’il avait rapidement retrouvé un emploi. L’arrêt a été censuré, la Haute juridiction précisant « qu’il appartient au juge d’apprécier l’étendue du préjudice causé par la perte injustifiée de son emploi par le salarié. » (Cass. soc. 13 sept. 2017 n° 16-13578).
Ou plus récemment encore, en 2018, dans une affaire où un salarié avait été victime d’un licenciement irrégulier. La Cour d’appel l’avait débouté de sa demande de dommages et intérêts car « le salarié ne démontrait pas la réalité d’un préjudice ». Cette décision a été censurée : le salarié devait recevoir le paiement d’une indemnité (Cass. soc. 17 oct. 2018 n° 17-14392).
Mais un plafond d’indemnisation constitue nécessairement une limitation du pouvoir du juge en matière d’appréciation du préjudice.
Pour prendre un exemple précis, pour un salarié licencié abusivement alors qu’il compte 3 années d’ancienneté, la loi limite strictement à 4 mois de salaire maximum le montant de son indemnisation [2].
Le juge se trouve donc dans l’interdiction d’allouer une indemnité supérieure, quand bien même il estimerait que le préjudice l’est. Par exemple, si le salarié est handicapé, qu’il a des charges de famille importantes, qu’il n’a pas retrouvé d’emploi dans les deux années qui ont suivi, etc.
Le juge est donc dans l’impossibilité d’allouer « une indemnité adéquate » : elle ne le sera pas, au regard du préjudice tel qu’il l’a apprécié.
Et donc, l’article L 1235-3 du Code du travail contrevient directement tant à l’article 10 de la convention n° 158 de l’OIT qu’à l’article 24 de la Charte sociale européenne.
3) Les décisions déjà rendues sur le principe du barème.
D’autres pays européens ont décidé de mettre en place des barèmes d’indemnisation en cas de licenciement abusif. Le Comité européen des droits sociaux (CEDS), l’organe chargé d’interpréter la Charte sociale européenne, a donc apprécié s’il y avait ou non violation de la Charte sociale européenne.
La question s’est notamment posée pour la Finlande, dont la législation encadrait l’indemnisation du salarié, avec un plancher fixé à 3 mois de salaire et un plafond fixé à 24 mois. Ces montants étaient absolus : ce minimum et ce maximum s’appliquaient quelle que soit l’ancienneté du salarié, et quel que soit l’effectif de l’entreprise. Le juge recouvrait un pouvoir d’appréciation plein et entier en cas de licenciement discriminatoire ou faisant suite à un harcèlement.
Ce dispositif était donc beaucoup plus favorable aux salariés que ne l’est le dispositif français.
Le Comité a censuré le mécanisme finlandais par une décision de principe du 8 septembre 2016 (CEDS 8 septembre 2016 n°106/2014, § 45, aff. Finish Society of Social Rights c. Finlande).
Il a d’abord donné une définition de ce qu’il fallait entendre par « indemnité adéquate et réparation appropriée » :
« 45. Le Comité rappelle qu’en vertu de la Charte, les salariés licenciés sans motif valable doivent obtenir une indemnisation ou toute autre réparation appropriée. Les mécanismes d’indemnisation sont réputés appropriés lorsqu’ils prévoient :
- le remboursement des pertes financières subies entre la date du licenciement et la décision de l’organe de recours ;
- la possibilité de réintégration ;
- des indemnités d’un montant suffisamment élevé pour dissuader l’employeur et pour compenser le préjudice subi par la victime. »
Il a ensuite posé le principe général selon lequel un plafonnement limitant le pouvoir du juge était par principe contraire aux textes :
« 46. Tout plafonnement qui aurait pour effet que les indemnités octroyées ne sont pas en rapport avec le préjudice subi et ne sont pas suffisamment dissuasives est en principe, contraire à la Charte. »
Et par conséquent, il a invalidé le système prévu par le droit finlandais en estimant qu’il violait l’article 24 de la Charte sociale européenne :
« 53. Le Comité considère que le plafonnement de l’indemnisation prévu par la loi relative au contrat de travail peut laisser subsister des situations dans lesquelles l’indemnisation accordée ne couvre pas le préjudice subi. En outre, il ne peut conclure que des voies de droit alternatives sont prévues pour constituer un recours dans de telles situations.
- En conséquence, le Comité dit qu’il y a violation de l’article 24. »
En Italie, le législateur avait instauré un barème, l’indemnisation s’échelonnant entre 6 et 36 mois de salaire. Mais la Cour constitutionnelle italienne l’a invalidé dans son avis du 26 septembre 2018, en se fondant notamment sur l’article 24 de la Charte sociale européenne.
(Note importante : la Cour constitutionnelle italienne a le pouvoir, contrairement au Conseil constitutionnel français, d’apprécier la conformité de la loi par rapport aux textes internationaux : les articles 76 et 117 de la Constitution italienne lui confèrent ce pouvoir.)
4) Les décisions rendues par le Conseil constitutionnel et par le Conseil d’État.
En France, le Conseil constitutionnel a statué le 20 mars 2018 (décision n° 2018-761 DC) ; et il n’a pas jugé le dispositif de l’article L 1235-3 contraire à la Constitution.
Ce qui est parfaitement normal : les textes constitutionnels français ne contiennent aucune disposition relative à l’indemnisation du licenciement abusif. Seuls les traités internationaux ratifiés par la France posent l’obligation d’allouer au salarié « une indemnité adéquate ou une réparation appropriée. »
Or, le Conseil constitutionnel n’a aucune compétence, aucun pouvoir pour apprécier des textes internationaux. Son contrôle est strictement limité aux textes constitutionnels français.
Cette appréciation de la conformité de la loi aux textes internationaux est réservée au juge judiciaire (Conseils de prud’hommes, Cours d’appel et Cour de cassation).
Le Conseil d’État avait lui également été saisi, et avait rendu une décision le 7 décembre 2017 (décision n° 415243). Mais il s’agissait d’un référé-suspension.
Le texte qui avait mis en place le barème était une ordonnance (en l’occurrence la n° 2017-1387 du 22 septembre 2017), et donc un acte réglementaire, émanant du gouvernement. Il ne s’agissait pas d’une loi.
Il est possible pour tout administré de soumettre immédiatement au juge administratif un acte réglementaire, en urgence, pour apprécier si un motif sérieux justifie de retarder son entrée en vigueur. Il s’agit d’une procédure de référé-suspension, prévu par l’article L 521-1 du Code de justice administrative.
Or il s’agit là d’une procédure de référé.
Le juge ne peut suspendre le texte que « lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ».
Le juge des référés n’a pas estimé se trouver dans une situation relevant de l’évidence, et il a donc refusé de considérer qu’il y avait un « doute sérieux » sur la légalité du dispositif.
L’on ne peut pas savoir quelle appréciation le Conseil d’État aurait porté sur le mécanisme au fond. Et l’on ne le saura jamais : l’ordonnance n° 2017-1387 a été ratifiée par l’Assemblée nationale le 7 février 2018 puis par le Sénat le 14 février 2018 : il s’agit désormais d’une loi. Or, seul le juge judiciaire est compétent pour apprécier la conformité de la loi aux textes internationaux.
5) Les décisions prud’homales rendues et l’avis de la Cour de cassation du 17 juillet 2019.
De très nombreux Conseils de prud’hommes ont estimé et estiment que le barème prévu par l’article L 1235-3 du Code du travail était contraire à l’article 10 de la convention n° 158 de l’OIT et à l’article 24 de la Charte sociale européenne.
Les décisions rendues sont particulièrement nombreuses : Conseils de prud’hommes de Troyes (13 décembre 2018 RG n° 18/00036), d’Amiens (19 décembre 2018 RG n° 18/00040), de Lyon (21 décembre 2018), de Grenoble (18 janvier 2019 RG n° 18/00989), de Montpellier (17 mai 2019 RG n° 18/00152), etc.
Il est intéressant de constater que ces décisions ont été rendues en formation paritaire. Les conseillers prud’homaux employeurs ont donc eux-mêmes invalidé le dispositif légal.
D’autres décisions ont été rendues en départage, et elles sont elles également défavorables au barème. Ainsi par exemple de la décision du Conseil de prud’hommes d’Agen du 5 février 2019 (CPH Agen départage 5 février 2019 RG n°18/00049).
La Cour d’appel de Chambéry a, elle également, invalidé le dispositif.
Par un arrêt du 27 juin 2019 (RG n° 18/01276), la Cour indiquait, après avoir rappelé ce que la loi prévoit :
« Attendu cependant qu’il convient de s’assurer, concrètement, qu’une telle ingérence ménage un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux du particulier et, en particulier, elle est proportionnée au but légitime poursuivi. »
En d’autres termes, le juge prud’homal doit écarter le texte critiqué dès lors que le plafond prévu ne permet pas d’allouer au salarié une indemnisation adéquate. Dans un tel cas, l’atteinte que constitue le plafonnement de l’indemnisation devient en effet disproportionnée par rapport aux droits fondamentaux du salarié victime.
La Cour de cassation a quant à elle rendu un avis sur la question le 17 juillet 2019. Elle a estimé dans cet avis que le terme « adéquat », visé par les textes internationaux, n’interdisait pas au législateur de fixer un plancher et un plafond d’indemnisation.
Soit la position exactement contraire que celle consacrée par le Comité européen des droits sociaux. Or des recours devant cette instance sont aujourd’hui pendants, afin de faire constater la violation des principes posés par les textes internationaux conclus par la France. Les premières décisions sont attendues pour l’été 2020.
Il ne s’agit là que d’un avis, et non pas d’une décision. Il ne lie pas le juge ; même pas la juridiction qui l’a demandé et qui peut donc parfaitement décider de s’en écarter (article L 441-3 du Code de l’organisation judicaire) :
« L’avis rendu ne lie pas la juridiction qui a formulé la demande. »
Et ainsi, le Conseil de prud’hommes de Grenoble, statuant en départage le 22 juillet 2019, a une nouvelle fois écarté le barème légal, après avoir rappelé que l’avis du 17 juillet 2019 « ne constituait pas une décision au fond » (RG n° 18/00267).
Dans cette affaire, l’indemnité au titre du licenciement abusif a été arbitrée à 35.000 €, pour une salariée qui comptait 11 années d’ancienneté ; le plafonnement aurait dû limiter le montant à 22.000 €.
Analyse.
L’analyse de ces nombreuses décisions est très intéressante car elle permet de relever ce que le juge a voulu stigmatiser ; à savoir, principalement, l’absence de sécurité juridique.
La recherche d’une sécurité juridique avait été l’objectif annoncé par le législateur. Le barème était censé permettre à l’employeur de calculer par avance le coût d’un licenciement, afin de lever les entraves au recrutement.
Sur un plan économique, la mesure a eu un effet nul (pour autant qu’il puisse être analysé). Le taux d’emploi sous CDD et contrat intérimaire est plus important qu’auparavant alors que la rupture du CDI a été libéralisée…
Sur un plan juridique, le mécanisme est un non-sens. Car ce n’est pas le coût du licenciement que l’employeur connaît désormais à l’avance ; mais le coût du licenciement abusif.
En d’autres termes, le mécanisme permet à l’employeur de savoir à l’avance quel sera le montant de l’indemnité qu’il devra payer, au titre de la faute qu’il va commettre. Et l’on peut citer à cet égard le professeur Lokiec : « la prévisibilité qu’abrite le plafonnement des indemnités de licenciement n’est pas simplement une déclinaison – on ne peut plus légitime – de la sécurité juridique. C’est bien la violation efficace du droit qui est sous-jacente » (Lexbase social 2017 n° 713).
Le Comité européen des droits sociaux avait rappelé dans sa décision du 8 septembre 2016 qu’un mécanisme d’indemnisation est réputé être « approprié », notamment, lorsqu’il met en place « des indemnités d’un montant suffisamment élevé pour dissuader l’employeur ». Bien entendu, la possibilité offerte à l’employeur de budgétiser un licenciement qu’il sait abusif est absolument contraire à cet objectif. Surtout dans le cas d’une entreprise de moyenne ou de grande taille.
Quant à la sécurité juridique, pour le salarié, elle n’existe tout simplement pas : le dispositif limite l’indemnité qu’il aurait dû percevoir si le juge avait apprécié son préjudice au-delà du plafonnement.
Finalement, le mécanisme assure donc la sécurité juridique de celui qui commet la faute, et supprime celle de la victime.
Et bien entendu, en ne se basant que sur le critère de l’ancienneté, le dispositif élude de nombreux autres éléments qui constituent eux également le préjudice subi par le salarié victime d’un licenciement abusif :
- éléments personnels qui peuvent limiter la possibilité de retrouver un emploi : handicap, âge, contexte économique, niveau de diplôme et de qualification, expérience professionnelle, absence de formation suivie pendant l’emploi et donc perte de l’employabilité ;
- le cas échéant, précarité et niveau de rémunération de l’emploi retrouvé ;
- durée de chômage subie après le licenciement ;
- préjudice moral généré par la situation ;
- charges de famille (éventuellement enfants à charge) ;
- situation financière propre du salarié victime (crédits…) ; etc.
Tout ceci est finalement très bien résumé dans le jugement rendu par le Conseil de prud’hommes de Grenoble du 18 janvier 2019, qui avait relevé dans sa décision :
- Qu’il « est flagrant que [le barème] ne permet pas au Juge de tenir compte de l’ensemble des éléments de situation du salarié qui alimentent ses préjudices financiers, professionnels et moraux» ;
- Que le barème « décourage les salariés d’agir en justice pour faire valoir leurs droits au regard d’espoir d’indemnisation dérisoire» par rapport au préjudice réellement subi ;
- Qu’il « peut même être incitatif à prononcer des licenciements injustifiés, s’ils ont été provisionnés, ce qui est manifestement à l’opposé de l’objectif de dissuasion mis en avant par le CEDS» ;
- Que le droit au procès équitable « n’est plus garanti lorsque le pouvoir du juge se retrouve ainsi drastiquement limité».
Conclusion.
Il ne reste désormais plus qu’à attendre les décisions qui seront rendues par les Cours d’appel de Paris et de Reims en septembre 2019 ; puis les premiers arrêts de la Cour de cassation, même si l’on peut être quasiment assurés que la Haute juridiction ne rendra pas une décision contraire à l’avis qu’elle a donné.
Il faut désormais attendre le résultat des recours aujourd’hui instruits devant le Comité européen des droits sociaux, qui pourraient parfaitement entraîner une condamnation de la France au regard des traités internationaux qu’elle a ratifiés.
Mais surtout, il est important de continuer à se saisir de cette question qui est absolument fondamentale.
Ce sont des principes fondamentaux qui sont ici en jeu, qu’il s’agisse de la réparation du préjudice d’une victime, ou du pouvoir d’appréciation que le législateur laisse au juge. Et il est tout de même singulier que personne ne s’émeuve de la situation en-dehors de la justice prud’homale.
Quelle réaction aurait-on si demain, un article du Code pénal fixerait une indemnisation forfaitaire à la victime d’un délit, indemnisation calculée uniquement en fonction de son ancienneté ? Estimerait-on un tel dispositif pertinent, car destiné à assurer la sécurité juridique de l’auteur des faits ?
Frédéric MATCHARADZE, avocat spécialiste en droit du travail.
[1] Voir Jean Mazars, « La Cour de cassation et l’indemnisation des préjudices », colloque 2005, disponible sur le site de la Cour de cassation.
[2] L’on peut d’ailleurs se demander quelle est la « marge de manœuvre » laissée au juge, puisque le plancher minimum est alors de… 3 mois de salaire.