Cet article s’inspire du texte «Mobbing, ou l’extermination concertée d’une cible humaine», publié par l’auteure en septembre 2016 dans sa chronique «La science, c’est politique», tenue dans Découvrir #MagAcfas. Vous y retrouverez des références et des suggestions de lecture.
Si vous êtes professeur d’université, il est probable que vous avez déjà participé à une campagne de mobbing. Les universités font, en effet, partie des milieux de travail qui encouragent cette grave pathologie organisationnelle. Elle obéit à la dynamique des procès de Moscou: un collègue est d’abord condamné, puis les preuves de sa «culpabilité» sont fabriquées afin de l’éliminer.
Un processus en quatre traits et deux techniques
Souvent appelée harcèlement psychologique ou moral, cette pathologie est mieux décrite par le terme «mobbing», dérivé de l’anglais mob, qui pointe vers quatre de ses traits distinctifs: c’est un processus collectif, violent, délibéré, pour lequel la psychologie individuelle des agresseurs et de leur victime ne fournit aucune clé de compréhension.
Le mobbing est un processus concerté d’élimination d’un employé, d’un collègue, qu’on appellera la «cible». Cet employé est, en effet, ciblé par un petit groupe de mobbeurs instigateurs, occupant souvent des positions d’autorité, qui considèrent qu’il nuit à un ou plusieurs de leurs intérêts: il ne partage pas leur conception de l’organisation, il gagne un salaire plus élevé qu’eux, il dénonce certaines de leurs pratiques, il est performant et risque de leur faire de l’ombre, il ne joue pas le rôle que leur script avait prévu, il a obtenu le poste qu’un de leurs amis aurait dû obtenir, etc. S’abritant derrière l’épouvantail d’une prétendue menace pour l’organisation incarnée par ce collègue, les mobbeurs instigateurs vont alors entreprendre de l’exterminer.
Le mobbing met en œuvre deux types de techniques d’agression. D’une part, celles dirigées contre le travail de la cible, d’autre part, celles dirigées contre sa personne. En outre, et cela est essentiel, il se déploie le plus souvent sur deux échelles. D’abord, celle du groupe de travail dans lequel la cible œuvre quotidiennement, ensuite celle de l’organisation, c’est-à-dire de l’employeur. Voyons cela dans l’ordre.
Agression contre le travail de la «cible»
Le catalogue des atteintes au travail de la cible est très riche et aboutit à transformer son activité professionnelle en expérience dysphorique, voire en véritable calvaire: assignation de tâches impossibles à réaliser ou très en deçà de ses compétences, évaluation systématiquement négative de son travail, monitorage de type policier pour dresser une liste de «fautes» et de «manquements», exclusion des comités et fonctions à responsabilités, refus des promotions, rétention ou manipulation de l’information nécessaire à l’accomplissement du travail ou à la progression de la carrière, etc.
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L’une des techniques d’agression les plus efficaces est de lui assigner, ou de la mettre en position de devoir effectuer, sans arrêt de nouvelles tâches. Cela a l’avantage de créer à la fois un épuisement physique, un sentiment d’accablement moral, une difficulté à bien accomplir son travail, et un obstacle à l’atteinte d’une compétence élevée. Sa performance ainsi amoindrie servira ensuite de justification à son expulsion.
Agression contre la personne de la «cible»
L’éventail des agressions contre la personne de la cible est aussi très riche et consiste essentiellement à déployer une communication non éthique ou négative, face à elle et derrière elle: accusations injustifiées, rupture de la communication, placardage du poste de travail, correspondance menaçante, humiliations publiques, imputation incessante de fautes, rumeurs, moqueries, dépôt de plaintes anonymes, commérage, regards de connivence, insinuations, etc.
Tout cela débouche sur l’ostracisation sociale de la cible et sur son exclusion de la sphère de moralité, qui garantit aux êtres humains une valeur morale et une dignité inviolable. La cible devient ainsi une non-personne, ce qui explique le parallèle établi par certains experts entre mobbing et génocide. Son statut de non-personne légitime en retour toutes les vexations qu’on lui fait subir.
Du groupe à l’organisation
La plupart du temps, la campagne de mobbing est d’abord mise en œuvre dans l’unité de travail de la cible, par exemple un département universitaire. Tous les membres du groupe finissent par être enrôlés, soit activement, soit passivement, en prétendant ne pas voir la violence qui se déchaîne. Plusieurs facteurs expliquent ce recrutement maximal: la pression du groupe, bien sûr, mais aussi la peur de subir le même sort que la cible, et les privilèges incitatifs distribués par les mobbeurs instigateurs qui sont, rappelons-le, souvent dans des positions d’autorité. À l’université, les étudiants sont aussi recrutés dans la campagne.
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Parvenus à ce point, on pourrait croire que le mobbing n’est qu’un harcèlement psychologique collectif. Mais ce serait sans compter avec sa seconde dimension, qui fait toute sa spécificité: la participation de l’employeur. Dans une deuxième phase, le mobbing dépasse l’échelle du groupe, de l’unité de travail, et la cible devient «un cas» connu dans l’ensemble de l’organisation. L’élargissement de la campagne au service des ressources humaines et à la haute direction en décuple l’impact, et remplit en outre deux fonctions essentielles.
Les deux fonctions de l’organisation
Première fonction: persuader la cible que le problème vient d’elle. Pour ce faire, les mobbeurs instigateurs et les ressources humaines utilisent principalement deux moyens. D’une part, des rencontres avec la cible, qui peuvent prendre la forme de réunions «amicales» ou de convocations à caractère disciplinaire. D’autre part, l’offre «d’aide», notamment la psychothérapie et la médiation avec les mobbeurs instigateurs. Cela revient à faire participer la victime à la violence qu’on exerce sur elle, comme dans la série télévisée Hannibal où un criminel anthropophage ampute la jambe d’une victime et la lui fait manger en rôti.
Seconde fonction: remuer de la boue. Les ressources humaines et les mobbeurs instigateurs, avalisés par la haute direction, vont monter un dossier qui «démontre» que la cible nuit à l’organisation, et qui permet légalement de lui appliquer des sanctions disciplinaires. Pour monter ce dossier, tous les moyens sont bons: monitorage de type policier, transgression et/ou application ritualiste des règles, utilisation de pièces souvent anciennes et sorties de leur contexte, fabrication de «preuves» d’activités immorales ou illégales.
À l’université, les cinq accusations les plus efficaces que l’employeur peut utiliser contre la cible sont la fraude scientifique, le manquement aux règles de sécurité ou d’éthique de la recherche, le plagiat, le harcèlement sexuel, et le bullying. Dans le contexte actuel d’infantilisation des étudiants et de rectitude politique qui sévit sur les campus universitaires, les étudiants-es peuvent facilement être présentés comme les prétendues victimes de ces deux derniers prétendus méfaits.
La participation de l’organisation à la campagne de mobbing nie la réalité de l’agression, améliore les chances de succès de la campagne, et augmente la détresse d’une cible qui s’attend –naïvement– à être protégée par son employeur. Si la campagne se déroule bien, la cible finit par être expulsée selon l’une ou l’autre des modalités suivantes: congédiement, démission, départ anticipé à la retraite, «tablettage» (mise au rancart), refus d’attribution de la permanence, départ permanent ou récurrent en congé maladie, suicide. À l’université, 12% des professeurs ciblés se donnent la mort.
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Le mobbing en milieu de travail est encore très largement assimilé à une forme de harcèlement psychologique ou moral, notamment par les législateurs. Pourtant, quand on l’envisage à partir de sa dynamique unique, on peut à bon droit conclure qu’il s’agit plutôt de terrorisme organisationnel.
Eve Seguin