Il y a près de 20 ans était identifié en Suède le « mobbing », dénommé en droit du travail « harcèlement moral », comportements définis et sanctionnés par le législateur et par les juges. L’isolement du salarié par l’extension du télétravail durant la pandémie de la Covid-19 a accru la détresse psychologique du salarié, les tensions et le harcèlement au travail [1].
Par Judith Bouhana, Avocat. Parution de Village-Justice/ Actualités juridiques du village
Gagner son procès pour harcèlement moral en entreprise est une gageure tant les obstacles sont nombreux pour le salarié harcelé qui doit à la fois rassembler les preuves de son harcèlement moral, affronter des délais judiciaires de plus en plus longs alors même qu’il est en fragilité physique et psychologique.
Cet article analyse les dernières décisions reconnaissant le harcèlement moral du salarié afin d’appréhender la méthodologie à suivre pour gagner son procès en harcèlement moral au travail.
1. Réunir les éléments probants permettant d’établir la matérialité des faits de harcèlement moral.
Les règles sont bien connues, (voir l’article Salariés, réagissez au harcèlement moral dont vous êtes victimes en 2019) le salarié doit établir des faits laissant présumer l’existence du harcèlement moral, l’employeur peut s’en défendre en établissant des éléments objectifs permettant d’écarter tout harcèlement moral.
Les Juges doivent procéder à une appréciation des éléments apportés par le salarié dans leur ensemble et non à une appréciation séparée de chacune des preuves produites.
Malgré cette règle établie de longue date, les Juges d’appel se font parfois sanctionner lorsqu’ils rejettent le harcèlement moral invoqué par le salarié par une appréciation séparée des preuves produites au lieu de les analyser dans leur ensemble les preuves [2].
Une Directrice des Ressources Humaines justifiait de 3 procédures de licenciement engagées à son encontre, du contenu de sa messagerie professionnelle, d’une mise à l’écart, de retenues sur son salaire ainsi que d’un dossier médical faisant état de la dégradation de son état de santé.
Nonobstant, ces preuves produites, la salariée était déboutée de sa demande pour harcèlement moral par la cour d’appel dont l’arrêt est cassé par la Cour de Cassation, les Juges « ayant procédé à une appréciation séparée de chaque élément invoqué par la salariée, et en examinant pour chacun d’eux les éléments avancés par l’employeur pour les justifier, alors qu’il lui appartenait de dire si, pris dans leur ensemble, les éléments matériellement établis et les certificats médicaux laissaient présumer l’existence d’un harcèlement moral ».
2. La prise en compte par les juges des preuves d’un harcèlement collectif (Cass. Soc. 3 mars 2021 n°19-24232).
Un superviseur invoque un harcèlement moral en communiquant entre autre des attestations de salariés ayant déposé des plaintes pénales, des articles de presse évoquant des méthodes de management générant une souffrance au travail, et d’autres documents médicaux attestant la dégradation de son état de santé.
Le salarié est débouté par la Cour d’Appel qui considère que les preuves apportées relèvent de « considérations trop générales concernant les méthodes de gestion… et que les agissements de harcèlement moral collectifs dénoncés ne s’étaient pas manifestés personnellement pour le salarié… qui s’en prévalait ».
Arrêt cassé par la Cour de Cassation qui considère « que plusieurs salariés témoignaient… de pressions en matière d’objectifs imposées au Directeur de projet… par une organisation très hiérarchisée du Directeur de site… une surveillance des prestations décrite comme du « flicage » et d’autre part… une souffrance au travail ».
Vous pouvez donc inclure dans les preuves de la matérialité de votre harcèlement moral les souffrances aussi ressenties par vos collègues de travail que vous établirez par des attestations, leurs plaintes pénales, des articles de presse, des constats du médecin du travail etc.
Une seconde décision en ce sens est à retenir [3] :
Une salarié cadre Crédit Manager est éconduite dans sa demande de harcèlement moral par les Juges du fond dont l’arrêt est cassé par la Cour de Cassation aux motifs que les Juges n’ont pas examiné tous les éléments avancés par la salariée dont l’audit interne à l’entreprise réalisé en matière de harcèlement moral.
Le risque psychosocial établit par l’audit d’entreprise constituait bien une preuve de la matérialité du harcèlement moral subi individuellement par le salarié et il aurait dû être examiné avec l’ensemble des autres pièces produites par la salariée.
3. L’importance des documents médicaux (Cass. Soc. 27 janvier 2021 n°19-15832).
Parfois le salarié démuni ne dispose que d’un dossier médical sans parvenir à établir autrement les faits de harcèlement moral.
Gardez espoir si vous êtes dans ce cas de figure puisqu’à la condition de disposer d’un dossier médical très complet vous pouvez tenter de faire reconnaître le harcèlement moral dont vous êtes victime :
Un Directeur d’agence harcelé forme un pourvoi devant la Cour de Cassation estimant que la Cour d’appel n’avait pas examiné les documents médicaux qu’il avait communiqué de son Médecin généraliste, de son Médecin psychiatre, de la Médecine du travail et de la Caisse primaire d’Assurance maladie, qui démontraient « une détérioration de son état de santé ».
La Cour de cassation casse l’arrêt d’appel, le Juge devant « examiner l’ensemble des éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits », dont les Juges du fond avaient omis de tenir compte.
Bien évidemment seul un dossier médical extrêmement complet pourra pallier l’absence d’attestations ou d’autres moyens de preuves du harcèlement moral subi dans l’entreprise, une expertise médicale pourra utilement compléter votre dossier.
4. Le comportement agressif du salarié harcelé ne constitue pas une faute grave (Cass. Soc. 12 mai 2021 n°20-10512).
La jurisprudence constante mérite d’être ici rappelée [4].
Un salarié VRP exclusif est licencié pour faute grave, l’employeur évoquant un « comportement violent » du salarié à l’égard de sa supérieure hiérarchique, une « agression verbale » et une « agression physique » empêchée grâce à l’intervention d’un tiers.
De son côté, le salarié établissait par 36 attestations son grand professionnalisme, son humeur égale et sa courtoisie établissant l’aspect exceptionnel de l’agressivité dont il avait fait part.
Vainement, devant la Cour de Cassation l’employeur reprenait sa thèse selon laquelle l’attitude agressive du salarié ne saurait être justifiée par son état de santé dégradé ou son mal-être.
Dès lors que ce comportement résulte du harcèlement moral subi par le salarié aucune faute grave n’est caractérisée : « ayant constaté que l’agression verbale est commise par le salarié résultait de son état pathologique conséquence du harcèlement moral dont il était victime, elle (la Cour d’Appel) a pu en déduire que ce comportement ne constituait pas une faute grave rendant impossible le maintien de l’intéressé dans l’entreprise » [5].
5. Ce qu’il faut retenir des décisions des juges en 2021 pour gagner votre procès en harcèlement moral.
Les décisions des Cours d’Appel sont riches d’enseignement. Elles permettent de comprendre les éléments pris en compte par les Juges pour caractériser une situation de harcèlement moral.
1/ Sur les éléments médicaux.
De manière habituelle, les employeurs contestent les dossiers médicaux des salariés aux motifs que les médecins ne peuvent attester que l’état de santé du salarié est lié à sa situation professionnelle de harcèlement faute d’être des témoins directs.
A cet argument, la Cour d’Appel de Bourges dans son Arrêt du 21 mai 2021 (RG 19/01198) répond que « pour autant leur constat médical de la réalité de la pathologie présentée par la salariée ne peut être remis en cause ».
2/ Sur l’absence de reconnaissance de la maladie professionnelle.
A l’employeur qui relève que la Caisse Primaire d’Assurance Maladie n’a pas reconnu le caractère professionnel de l’accident/maladie déclaré par le salarié, la même Cour d’Appel de Bourges (arrêt précité) répond que cela « n’empêche pas (le salarié) de se prévaloir d’un harcèlement moral et n’exonère pas l’employeur des agissements discutés ».
3/ Sur l’autorisation donnée par l’inspection du travail d’un salarié protégé.
A l’employeur relevant que l’inspection du travail a autorisé le licenciement d’un salarié protégé invoquant le harcèlement moral, c’est encore la même Cour d’Appel de Bourges (arrêt précité) qui répond que cela est « sans incidence sur la reconnaissance de manquements de l’employeur dans l’exécution du contrat de travail et leur impact sur l’état de santé de la salariée… ou tout autre effet retenu dans les éléments constitutifs du harcèlement moral ».
4/ Sur le silence du salarié harcelé durant son embauche.
A l’argument habituel des employeurs évoquant le silence du salarié harcelé qui, 9 fois sur 10 n’ose pas dénoncer le harcèlement moral dont il est victime avant de quitter l’entreprise, la Cour d’Appel de Limoges dans son arrêt du 18 mai 2021 (RG 19/00730) répond que s’il est « exact que (la salariée) n’a jamais dénoncé les faits de harcèlement avant de saisir le conseil de prud’hommes et que sa lettre de démission ne fait pas davantage état de ceux-ci…(qu’elle) ne s’est pas plainte d’avoir été victime d’un harcèlement moral… il ne peut être déduit de ce silence que les faits qu’elle dénonce n’ont pas existé ».
Cette même Cour conclut également que « l’absence de plainte auprès des supérieurs hiérarchiques… ne peut être considérée comme significative dès lors que…le management (du harceleur) a été suffisamment problématique pour être à l’origine de la démission de plusieurs personnes ».
5/ Sur l’absence de syndrome anxio-dépressif.
A l’employeur qui relève que la salariée n’a pas développé de syndrome anxio-dépressif, la même Cour relève que : « la salariée a eu la force de résister à ces faits de harcèlement moral qui ne se sont traduits que par du stress et de l’anxiété mais ce n’est pas parce qu’elle n’a pas sombré dans la dépression ou qu’elle n’a pas développé un burn-out, qu’elle n’a pas subi un préjudice moral sérieux en ayant travaillé pendant plusieurs années sous le management abusif de X. Son préjudice sera évalué à la somme de 15 000 € ».
6/ Sur l’absence d’autorisation donnée aux mails envoyés par le salarié en surcharge de travail.
L’employeur estimait que les mails tôt le matin ou tard le soir du salarié étaient « spontanés » et ne faisaient suite à aucune sollicitation de sa part, la Cour d’Appel de Versailles 21ème chambre dans son arrêt du 27 mai 2021 (RG n°19/01887) juge que le N+1 du salarié « a été destinataire de certains des mails envoyés tardivement… qu’il n’est justifié d’aucune réaction de sa part, et d’aucun rappel adressé à sa subordonnée quant à ses horaires ou à ses jours de travail (alors qu’il lui incombe) de s’assurer que l’amplitude de travail de la salariée lui permettait de concilier son activité professionnelle et sa vie personnelle et familiale ».
- Enfin, les pièces prises en compte par les Juges pour reconnaître une situation de harcèlement moral.
Il a déjà été relevé plus haut :
- l’importance des documents médicaux[6],
- la prise en compte de la détérioration collective des conditions de travail dans l’entreprise via un audit interne[7],
- il faut également compter sur les attestations, les mails, SMS et autres échanges via les réseaux sociaux,
- Enfin, n’hésitez pas à faire appel aux constats d’huissier très difficilement contestables et permettant d’attester du contenu d’un message téléphonique, de SMS, de courriels et autres échanges électroniques via les réseaux sociaux[8].