LE CLIN DâĆIL DE SERGE RAFFY. Dans quel guĂȘpier sâest empĂȘtrĂ© notre Premier ministre en listant sans coup fĂ©rir les produits non-essentiels aux Français ? Les Gaulois rĂ©fractaires montent au front. Avec un slogan ravageur : lâessentiel est ailleurs.
par Serge Raffy
« Français, chers compatriotes, les seuls produits essentiels, câest vous ! » On imagine Jean Castex, notre truculent et pusillanime Premier ministre entamer un discours Ă la nation en usant de cette formule, certes dĂ©magogique, mais, au fond, dâune vĂ©ritĂ© absolue. Il pourrait ajouter que la polĂ©mique autour des produits non-essentiels, qui se rĂ©pand dans le pays comme une traĂźnĂ©e de poudre, nâest quâun caprice dâenfants gĂątĂ©s, quâil propose tout simplement aux Français de descendre dans les caves, de se calfeutrer du mieux quâils peuvent avec un kit de survie pour Ă©chapper au bombardement du Covid19.
Alors, vient la fatale question : de quoi est composĂ© un kit de survie ? En temps de guerre, on ne choisit pas. On prend juste de quoi se nourrir : du corned-beef en boĂźte, de lâeau, du lait en poudre, une ration de cafĂ© ou de thĂ©, une brosse Ă dents et du dentifrice, une couverture, et Ă©ventuellement du matĂ©riel pour faire une toilette sommaire. En temps de guerre, on ne discute pas les consignes du gouvernement. On les applique Ă la lettre, les yeux fermĂ©s, pour sauver sa peau et celle des membres de sa famille. Or, sommes-nous dans une situation qui justifie cet Ă©tat dâalerte qui vise Ă fermer les petits commerces, comme en avril dernier ? Si lâon Ă©coute le chef de lâEtat, nous sommes dans cette situation. Alors, pourquoi tout ce remue-mĂ©nage, ces frondes municipales, ces grĂšves de la faim de nombreux boutiquiers ? Les raisons sont multiples.
Donner du sens Ă lâessentiel
La premiĂšre est sans aucun doute la perte de confiance envers lâEtat, jugĂ© trop technocratique, trop Ă©loignĂ© des prĂ©occupations quotidiennes des Français. La seconde est plus profonde, plus « essentielle » si jâose dire. Elle est la rĂ©sultante dâune transformation profonde de notre citoyennetĂ©, de plus individualiste, de plus en plus Ă©gotiste. Nous sommes devenus des citoyens-clients, des consommateurs obnubilĂ©s par lâessence de nos dĂ©sirs et qui en veulent pour leur argent. Je paye, donc je suis. Ce qui est essentiel pour moi nâest pas forcĂ©ment ce qui est essentiel pour lâautre. Des tĂ©moignages Ă chaud diffusĂ©s sur les ondes sont Ă©difiants. Pour certains, acheter des fringues est vital. Pour dâautres, bĂ©nĂ©ficier des installations de salles de sports est indispensable Ă leur Ă©quilibre mental. Et, bien sĂ»r, pour de nombreux avis, lâincontournable, et plus indispensable, besoin de baguenauder dans une librairie, Ă la recherche de la perle rare, le livre magique qui leur permettra de rĂ©sister moralement Ă cet enfermement mental dans lequel nous plongeons avec rĂ©signation.
Dessin de Tardi en hommage aux libraires
Ah, « lâessentiel » ! Les professeurs de Lettres et de philosophie devraient se jeter sur ce sujet hautement dâactualitĂ© et le proposer Ă leurs Ă©tudiants. Avec un dĂ©bat sous-jacent : quâest-ce que le moteur de la vie ? Le steak salade ou lâamour ? La lecture de « Cent Ans de solitude », de Gabriel Garcia Marquez, ou la consultation frĂ©nĂ©tique de photos rigolotes sur Instagram ? Un litre dâessence sans plomb ou une marche en forĂȘt ? Terrible mot que celui dâessentiel. Il renvoie, hĂ©las, Ă son cousin sĂ©mantique, lâessentialisme, concept anthropologique utilisĂ© pour catĂ©goriser les populations, les enfermer dans des boĂźtes, les renvoyer Ă leur « essence », mot douteux dâun point de vue politique, mais qui sâincruste dangereusement dans notre RĂ©publique qui a mis des siĂšcles Ă jeter aux orties lâorigine des ses citoyens.
Heureusement, notre bon Premier ministre nâa pas Ă se soucier de ce dĂ©bat-lĂ . Il a dĂ©jĂ fort Ă faire pour se dĂ©pĂȘtrer de celui des produits non-essentiels. Il a tout intĂ©rĂȘt Ă rester Ă lâĂ©tal « Jouets et dĂ©coration ». Mais pourra-t-il tenir longtemps dans cette posture de PĂšre fouettard des rayons des petits et grands magasins ? A moins de dĂ©crĂ©ter une mobilisation gĂ©nĂ©rale plus claire, plus dĂ©terminĂ©e, avec kit de survie Ă lâappui, il est condamnĂ© Ă lĂącher du lest. Et Ă donner du sens Ă lâessentiel. Pour ce qui me concerne, mon essence personnelle sâappelle lâamour des mots. Elle se trouve au rayon « librairie »âŠ