Enquête interne partiale et déloyale = manquement à l’obligation de sécurité
Dans un arrêt du 6 juillet 2022 n°21-13631, la chambre sociale de la Cour de cassation rappelle les conditions à respecter pour diligenter une enquête interne : impartialité, confidentialité et loyauté.
A défaut de respecter ces préconisations lorsqu’il réalise une enquête interne, l’employeur manque à son obligation de sécurité.
1) Faits et procédure.
Mme [X], engagée à compter du 1er juin 1993 avec reprise d’ancienneté au 16 mars 1981 en qualité de responsable enregistrements par la société Ceva santé animale (la société), a été convoquée le 26 décembre 2013 à un entretien préalable en vue d’une sanction en lien avec une mise en cause de ses méthodes de management.
Le 31 janvier 2014, alors qu’elle était en arrêt de travail depuis le 14 novembre 2013 après un premier arrêt de travail, la société lui a notifié une mutation disciplinaire par une lettre recommandée à laquelle était joint un projet d’avenant au contrat de travail correspondant au nouveau poste, avenant que la salariée a signé le 3 février 2014.
Le 31 juillet 2014, la salariée a été déclarée inapte à son poste de travail par le médecin du travail à l’occasion d’une visite médicale de reprise en un seul examen.
Elle a été licenciée le 27 août 2014 pour inaptitude et impossibilité de reclassement.
Le 27 janvier 2015, invoquant un harcèlement moral qui serait à l’origine de son inaptitude, elle a saisi la juridiction prud’homale, en demandant notamment la nullité du licenciement et le paiement de diverses sommes.
Dans un arrêt du 2 septembre 2020 (n°17/04500), la Cour d’appel de Bordeaux accueille partiellement les demandes de la salariée en condamnant la société à payer diverses sommes pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.
La salariée s’est pourvue en cassation.
La société Ceva santé animale a formé un pourvoi incident.
2) Moyens.
La société fait grief à l’arrêt de la Cour d’appel de Bordeaux :
De dire que le licenciement est sans cause réelle et sérieuse, de la condamner à payer à la salariée des sommes à titre d’indemnité compensatrice de préavis, à titre de congés payés sur préavis et à titre d’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, et d’ordonner le remboursement d’office à Pôle emploi, par la société, des indemnités de chômage versées à la salariée dans la limite de quatre mois, alors que ne caractérisent pas un manquement à l’obligation de sécurité ni les éventuelles maladresses commises dans le cadre d’une enquête organisée sur le management d’un salarié à la suite de la souffrance au travail exprimée par un salarié placé sous sa responsabilité, ni l’annonce de la sanction envisagée contre le manager dudit salarié aux membres du comité de direction avant la mise en œuvre de la procédure disciplinaire ;
Qu’en l’espèce, la cour d’appel, pour retenir l’existence d’un manquement à l’obligation de sécurité à l’origine de l’inaptitude de Mme X, s’est bornée à relever que les suspicions immédiates exprimées par la responsable ressources humaines sur le comportement fautif de Mme X, à l’origine de la souffrance exprimée par Mme B, le fait que l’employeur ait confié une enquête au N + 1, M. W, dont personne dans la société n’ignorait qu’il pouvait entretenir des relations tendues avec Mme X, de s’être référée au rapport d’un consultant externe sans lui demander d’identifier de façon individualisée les déclarations recueillies ni de donner des exemples concrets pour illustrer les accusations de maltraitance psychologique ;
D’avoir informé le 14 novembre 2013 les membres du CODIR de façon péremptoire de la sanction de mutation disciplinaire envisagée avant d’avoir enclenché la procédure dans le respect des textes, de sorte que la nouvelle avait pu s’ébruiter dans la société avant que Mme X ne soit convoquée, faisaient apparaître qu’il s’était produit un emballement et une effervescence soudaine autour de réactions consécutives à une réunion, alors que Mme X était une salariée ancienne dans l’entreprise et que son comportement professionnel n’avait jamais justifié un quelconque rappel à l’ordre ou une quelconque mise en garde, et que cette brutale mise en cause, avec le retentissement qui avait pu accompagner l’enquête, le recueil d’attestations, la sollicitation d’un consultant, et l’annonce prématurée de la sanction envisagée, sujette à l’ébruitement, ne pouvait qu’être humiliante pour Mme X, quand bien même tout ou partie des faits auraient existé ;
Qu’en statuant ainsi, la Cour d’appel de Bordeaux n’a pas caractérisé de manquement de l’employeur à son obligation de sécurité, et a privé sa décision de base légale au regard de l’article L4121-1 du Code du travail, ensemble des articles L1235-1 et L1226-2 du Code du travail.
3) Réponse de la cour.
Ayant d’une part constaté que,
suite à une réunion du 30 septembre 2013 à l’issue de laquelle une collaboratrice faisant partie de l’équipe dirigée par la salariée avait présenté une demande d’entretien auprès de sa hiérarchie, l’employeur avait confié une enquête au supérieur direct de la salariée avec qui la mésentente était connue et que les membres du comité de direction avaient été informés dès le 14 novembre 2013 de la proposition faite à la salariée d’une mutation disciplinaire avant même l’engagement de la procédure disciplinaire,
et d’autre part retenu la mise en cause brutale d’une salariée ayant une grande ancienneté sans le moindre antécédent ainsi que la dégradation consécutive de l’état de santé, tant physique que moral, de la salariée en arrêt maladie dès le 14 novembre 2013, puis déclarée inapte à son poste le 31 juillet 2014, la cour d’appel a pu en déduire que la mise en cause, précipitée et humiliante, de la salariée, sans ménagement ni précautions suffisantes au moins jusqu’à l’issue de la procédure disciplinaire engagée, constituait un manquement de l’employeur à l’obligation de sécurité.
Le moyen n’est donc pas fondé.
La Cour de cassation rejette les pourvois, tant principal qu’incident.
4) Analyse de la décision.
Dans un arrêt du 9 février 2012 n°10-26123, la Cour de cassation avait déjà tranché cette question.
Elle avait affirmé que
« l’arrêt retient que l’employeur a mené une enquête sans discrétion, à charge et sans permettre au mis en cause de faire entendre ses témoins, peu important que devant le conseil de discipline national le salarié ait pu faire valoir ses droits, justifiant ainsi sans se contredire, l’allocation de dommages-intérêts au salarié ».
La chambre sociale maintient une position identique à celle des recommandations de l’Agence Française Anticorruption (AFA) qui invitent les protagonistes à être vigilants tant sur le choix des acteurs de l’enquête que sur son déroulé.
L’impartialité ainsi que la loyauté sont des conditions essentielles au bon déroulement d’une enquête interne.
Dans l’arrêt du 6 juillet 2022, la Cour de cassation considère que l’instruction confiée au supérieur hiérarchique direct de la salariée alors qu’il existait une mésentente notoire entre eux, a été conduite de façon partiale.
La Cour de cassation rappelle que la sanction disciplinaire envisagée doit rester confidentielle jusqu’à la clôture de l’enquête interne.
Qu’en divulguant publiquement la volonté de notifier une mutation disciplinaire à l’égard de la salariée, l’employeur a manqué à son obligation de sécurité, conduisant à la dégradation de la santé physique et mentale de cette dernière jusqu’à ce qu’elle soit déclarée inapte à son poste.
L’article L4121-1 du Code du travail impose à l’employeur de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale de ses salariés.
Dans un arrêt du 22 février 2002 n°99-18389, la Cour de cassation rappelle que l’obligation de sécurité de l’employeur est une obligation de résultat à laquelle il ne peut se soustraire.
Lorsqu’un accident du travail ou une maladie professionnelle est issu du manquement de l’employeur, sa responsabilité peut être engagée pour faute inexcusable dès lors qu’il avait ou aurait dû avoir conscience des dangers auxquels était exposé le salarié et n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver.
Dans son arrêt du 6 juillet 2022, la chambre sociale rappelle les conditions sine qua non pour diligenter une enquête interne : impartialité, confidentialité et loyauté.
Ce sont des principes auxquels il ne peut être dérogé faute de quoi l’employeur sera considéré comme avoir violé son obligation de sécurité.
Frédéric Chhum avocat Paris – Marion Coadic juriste
Le village de la Justice