L’enregistrement audio clandestin admis désormais comme preuve aux prud’hommes…
Article du 8/1/2024 Cadre Averti
Par un revirement spectaculaire de jurisprudence, la Cour de Cassation, le 22 décembre 2023, permet à un employeur de produire en justice un enregistrement audio pris à l’insu du salarié pour justifier le licenciement pour faute grave de ce dernier. Cadre Averti commente cet arrêt qui devrait avoir un fort impact sur les relations au sein de l’entreprise, tout le monde enregistrant tout le monde !
Enregistrer un interlocuteur à son insu n’est plus un délit s’il s’agit d’un échange professionnel
Bien avant l’arrêt du 22 décembre 2023, la Cour de Cassation s’était prononcée sur l’application de l’article 226-1 du Code pénal qui punit d’un an d’emprisonnement et de 45.000 € d’amende :
« quiconque porte atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui en :
- captant, enregistrant, ou transmettant sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel ».
Par un arrêt du 14 février 2006 (n°05-84.384) elle avait précisé que les enregistrements clandestins qui n’interviennent pas dans un contexte de vie privée mais à l’occasion de rapports professionnels ne sont pas punissables pénalement : « ne constitue pas une atteinte à la vie privée l’enregistrement d’une conversation téléphonique par l’un des interlocuteur à l’insu de l’autre, lorsque celle-ci porte sur l’activité professionnelle, peu importe que les propos aient été tenus dans la vie privée ».
Jusqu’à présent l’enregistrement clandestin, étant déloyal, n’était pas admis comme preuve aux prud’hommes
Même s’il n’était plus puni, l’enregistrement pris à l’insu de la personne entendue, s’il pouvait être pris en compte devant la juridiction pénale, ne pouvait pas être produit comme preuve devant les juridictions civiles et donc devant le Conseil de Prud’hommes, en raison de son caractère déloyal.
La Cour de Cassation avait, le 7 janvier 2011 (n°09-14.316, n°09-14.667) établit le principe du rejet systématique de la preuve déloyale, c’est-à-dire celle obtenue au moyen d’une manœuvre ou d’un stratagème (tel qu’un enregistrement clandestin).
En admettant la preuve déloyale, la Cour de Cassation se conforme à la jurisprudence européenne
Pour la Cour européenne de justice (CEDH) le droit à la preuve, droit fondamental, doit prévaloir sur les autres droits, par exemple le droit à l’intimité de la vie privée. Si le plaideur n’a pas d’autre moyen d’établir la vérité, il peut alors produire une preuve déloyale, telle qu’un enregistrement clandestin, dans la mesure où « l’atteinte qui en résulte est proportionnée au but poursuivi ».
Un arrêt isolé de la Cour d’Appel de Bourges (26 mars 2021, n°19-01.169) avait déjà donné satisfaction à un salarié sur la base d’un enregistrement clandestin de son employeur au motif de l’absence de préjudice de ce dernier « il n’apparait pas en l’espèce que cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble dans la mesure où il s’agit d’une conversation entre le salarié et l’employeur, avec un objet professionnel ».
L’employeur peut désormais non seulement enregistrer le salarié, mais se défendre aux prud’hommes en produisant les enregistrements
Pour établir sa nouvelle jurisprudence le 22 décembre 2023, la Cour de Cassation prend le cas non pas d’un salarié mais d’un employeur qui revendique la possibilité de produire aux prud’hommes des enregistrements, à son insu, d’un salarié.
Ce dernier, qui exerçait son activité à 100% en télétravail en tant que Responsable commercial « grands comptes », était licencié pour faute grave le 16 octobre 2016, au motif qu’il aurait expressément refusé de fournir à son employeur le suivi de son activité commerciale.
La Cour d’Appel d’Orléans, refoulait le 28 juillet 2020 les enregistrements clandestins fournis par l’employeur au motif qu’il s’agissait « d’une preuve déloyale ». Faute d’autres moyens de preuve, le licenciement était déclaré sans cause réelle et sérieuse et le salarié était indemnisé. Or, selon la Cour de Cassation, il y a lieu de considérer désormais que dans un procès civil l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance « les droits à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits, à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivit ».
En résumé, s’il existe d’autres preuves, il n’est pas nécessaire de recourir à des preuves déloyales et il ne faut pas non plus que la production d’une preuve déloyale soit susceptible de causer un préjudice disproportionné sur le plan de la vie privée à la personne enregistrée à son insu. Toutefois, le grand changement réside dans le fait que les parties ont toute liberté désormais de produire en justice des enregistrements clandestins et c’est le juge qui, après en avoir pris connaissance, décide de les retenir où de les écarter. Même s’il les écarte, il aura en tête leur contenu !
Pour illustrer la mise en balance du droit à la preuve et du droit au respect de la vie privée, la Cour de Cassation prononce un autre arrêt le 22 décembre 2023 concernant un autre salarié.
C’est cette fois un intérimaire qui, remplaçant un salarié parti en congés à son poste de travail, découvre quand il actionne l’ordinateur que ce dernier tenait, sur son compte Facebook qu’il avait laissé ouvert, des propos insultants, tant vis-à-vis de lui quant à son orientation sexuelle, que vis-à-vis de son supérieur hiérarchique. L’intérimaire transmettait aussitôt la conversation Facebook à l’employeur, qui licenciait le salarié pour faute grave.
A tort, selon la Cour de Cassation qui rejette l’enregistrement non pas parce qu’il s’agissait d’une preuve déloyale comme l’avait constaté la Cour d’Appel mais en raison de l’atteinte à la vie privée, « un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut justifier, en principe, un licenciement disciplinaire, sauf s’il constitue un manquement de l’intéressé à une obligation de son contrat de travail. Tel n’était pas la conversation privée intervenue sur Facebook entre deux salariés, qui aussi injurieuse soit-elle n’était pas destinée à être rendue publique et ne pouvait donc constituer un manquement professionnel ».
Qui, au sein de l’entreprise, a le plus à craindre de la « libéralisation » des enregistrements clandestins ?
1) L’employeur :
Certes, la Cour de Cassation donne, dans son arrêt du 22 décembre 2023, gain de cause à un employeur contre un salarié. Mais il ne faut pas oublier qu’avant 2008 et l’instauration de la rupture conventionnelle, l’employeur avait, selon la jurisprudence établie, interdiction de négocier avec le salarié sur le montant de ses indemnités de départ tant qu’il n’avait pas adressé, la lettre de licenciement qui figeait les motifs et permettait seulement à ce moment-là au salarié de discuter sur un pied d’égalité sans faire l’objet de pressions tel que le chantage à la faute grave privatif de toutes indemnités, pour le forcer à accepter la proposition financière émise.
Cette jurisprudence est toujours d’actualité en cas de licenciement, même si désormais l’employeur qui veut négocier avec le salarié lorsqu’il a décidé de s’en séparer, lui propose toujours une rupture conventionnelle, laquelle permet aux deux parties de discuter avant la rupture du contrat de travail (c’est oublier cependant que le Code du travail prévoit une négociation officielle pour la rupture conventionnelle avec possibilité pour le salarié de se faire assister par une tierce personne).
Certes, l’employeur pourra toujours interdire à un salarié avec qui il discute de ses indemnités de départ d’enregistrer les échanges, mais il ne pourra pas se livrer à une « fouille à corps ». Or, si le salarié démontre, grâce aux enregistrements, qu’il a été tenu, avant la notification du licenciement, de signer une transaction, il obtiendra la nullité de cette dernière.
2) Le salarié :
Risquant lui-même d’être enregistré, le salarié devra veiller à son comportement, tant vis-à-vis de sa hiérarchie que vis-à-vis de ses collègues. S’il se livre, auprès de certains d’entre eux, à des critiques, par exemple sur son N+1, il peut craindre que des enregistrements clandestins ne soient remontés à ce dernier. Il faudra toutefois, si l’employeur décide de le sanctionner, que l’abus de la liberté d’expression soit caractérisé. Dans le cas contraire, et si le salarié est licencié, le licenciement sera annulé pour violation de la liberté d’expression.
3) Le manager :
C’est le manager qui sera le plus affecté par cette évolution car, pris entre le marteau et l’enclume, son discours déplaira, soit qu’il applique les directives (consenties ou non) de sa hiérarchie qui feront grief à ses subordonnés, soit que rapportant les doléances de ses équipes, il s’attire l’ire des dirigeants/ actionnaires. Puisque dorénavant « tout le monde peut enregistrer tout le monde » le manager devra désormais adopter une attitude irréprochable et surveiller non-seulement la forme écrite de ses courriels adressés à ses collaborateurs, mais également son expression verbale, tant lors des réunions que lors d’entretiens « one to one ».
Dans ce monde-là, si on peut se féliciter que certaines pratiques abusives soient désormais entravées, on peut regretter que, par prudence, les relations au travail perdent toute spontanéité.