Licenciement injustifié si la faute de l’employeur a pesé sur la compétitivité

 
 
Avocate spécialiste en droit du travail
Présidente de la Commission sociale du Barreau des Hauts de Seine
Présidente du SE ACE

La faute de l’employeur à l’origine de la menace pesant sur la compétitivité de l’entreprise rendant nécessaire sa réorganisation est de nature à priver de cause réelle et sérieuse les licenciements consécutifs à cette réorganisation.

Cependant, l’erreur éventuellement commise dans l’appréciation du risque inhérent à tout choix de gestion ne caractérise pas à elle seule une telle faute.

C’est la position prise par la Chambre Sociale de la Cour de cassation dans un arrêt du 4 novembre 2020 concernant la société Pages jaunes voué à la plus large diffusion [1].

La note explicative de la Cour de cassation relative à cet arrêt reproduite ci-après permet de revenir sur l’évolution de sa jurisprudence avant d’analyser la portée de cette décision.

L’évolution de la jurisprudence de la Cour de cassation.

« Pour apprécier le bien-fondé du motif économique du licenciement consécutif à une réorganisation de l’entreprise, il revient au juge de vérifier la réalité d’une menace sur la compétitivité de l’entreprise ou du secteur d’activité du groupe dont elle relève [2].

Il n’appartient toutefois pas au juge de se prononcer sur la cause du motif économique [3] et en particulier de porter une appréciation sur les choix de gestion de l’employeur et leurs conséquences sur l’entreprise [4].

Toutefois, la Chambre Sociale juge traditionnellement que l’employeur ne peut se prévaloir d’une situation économique qui résulte d’une “attitude intentionnelle et frauduleuse” de sa part ou “d’une situation artificiellement créée résultant d’une attitude frauduleuse” [5].

Ainsi, la Chambre jugeait-elle que le licenciement est dépourvu de cause réelle et sérieuse lorsque les difficultés économiques, même établies, sont imputables à la légèreté blâmable de l’employeur [6].

Elle a ensuite retenu, dans un arrêt dit Keyria, que lorsque les difficultés économiques invoquées à l’appui du licenciement d’un salarié résultent d’agissements fautifs de l’employeur, allant au-delà des seules erreurs de gestion, le licenciement est sans cause réelle et sérieuse [7].

La Chambre Sociale a depuis longtemps transposé cette règle dans le domaine de la cessation d’activité, lorsque la faute de l’employeur en est à l’origine [8], l’étendant récemment à l’hypothèse où la cessation d’activité résulte de la liquidation judiciaire de l’entreprise [9].

La question posée en l’espèce à la Chambre était de savoir si cette solution était transposable à cet autre motif économique que constitue la réorganisation nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité de l’entreprise. En effet, la frontière avec les choix de gestion de l’employeur, sur lesquels le juge n’a pas à porter une appréciation, paraît plus ténue en matière de réorganisation que de difficultés économiques, ce qui pouvait interroger sur la possibilité pour le juge de se prononcer sur l’existence d’une faute de l’employeur privant de cause réelle et sérieuse un licenciement prononcé à la suite d’une réorganisation.


La règle semblait cependant avoir été implicitement admise, aux termes d’un arrêt simplement diffusé censurant une cour d’appel qui, pour juger sans cause réelle et sérieuse des licenciements fondés sur une menace sur la compétitivité, avait retenu comme fautifs des faits constituant des choix de gestion » [10]
.

L’arrêt du 4 novembre 2020 et sa portée.

Dans cette affaire, des salariés de la société Pages jaunes, ont été licenciés pour motif économique entre le 30 avril et le 11 août 2014 après avoir refusé la modification de leur contrat de travail pour motif économique proposée dans le cadre de la réorganisation de l’entreprise ayant donné lieu à un plan de sauvegarde de l’emploi contenu dans un accord collectif majoritaire signé le 20 novembre 2013 et validé par le Direccte d’Ile-de-France le 2 janvier 2014.

Par arrêt du 22 octobre 2014, statuant sur le recours d’un autre salarié, une cour administrative d’appel a annulé cette décision de validation, au motif que l’accord du 20 novembre 2013 ne revêtait pas le caractère majoritaire requis par les dispositions de l’article L1233-24-1 du code du travail ; que le Conseil d’Etat a, le 22 juillet 2015, rejeté les pourvois formés contre cet arrêt.

Les salariés ont saisi la juridiction prud’homale pour voir juger sans cause réelle et sérieuse leur licenciement pour motif économique.

La Cour d’appel de Caen a condamné la société Pages jaunes à verser aux salariés diverses sommes à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et ordonné le remboursement à Pôle Emploi des indemnités de chômage payées aux salariés dans la limite de trois mois d’indemnités.

Elle a retenu que la société Pages jaunes est une filiale à 100% de Pages jaunes groupe, aujourd’hui dénommé Solocal ; que dans le cadre d’une opération de rachat d’entreprise par endettement dite « LBO » pour « leverage buy-out », l’utilisation des ressources financières du groupe, constituées essentiellement par les ressources financières de la société Pages jaunes, n’a été possible que parce que cette dernière a accepté de prendre des décisions permettant de nourrir les besoins de sa holding.

Cette dernière a ainsi asséché la source de financement des nécessaires et incontournables investissements stratégiques, alors même que l’essor d’un marché « online » et la multiplication d’entreprises au modèle innovant ou spécialisées ayant une activité concurrentielle nécessitaient de proposer des prestations spécialisées et adaptées.

Si une ébauche de transformation et d’adaptation a été lancée en 2011 avec le projet « Jump », pour répondre au besoin de spécialisation du marché, force est de relever la tardiveté et l’insuffisance de cette restructuration, qui a coïncidé avec la décision de ne plus affecter les liquidités à la distribution de dividendes.

La société Pages jaunes n’a pas mis la Cour en mesure de considérer que l’inadaptation de son organisation à la nouvelle configuration du marché de la publicité et la dégradation de la situation économique qui s’en est suivie ne résulte pas de l’incapacité dans laquelle elle se trouvait depuis 2006 et l’opération dite « LBO », du fait de la mise à disposition de ses liquidités en 2006 et des versements continus de dividendes opérés jusqu’en 2011, de financer les évolutions nécessaires à la mise en place de barrières à l’entrée dans un marché évoluant très rapidement et de faire les indispensables investissements en recherche et développement depuis 2008.

Dès lors le péril encouru en 2014 par la compétitivité de l’entreprise au moment de la mise en œuvre de la procédure de licenciement n’est pas dissociable de la faute de la société Pages jaunes, caractérisée par des décisions de mise à disposition de liquidités empêchant ou limitant les investissements nécessaires, ces décisions pouvant être qualifiées de préjudiciables comme prises dans le seul intérêt de l’actionnaire, et ne se confondant pas avec une simple erreur de gestion.

La Cour de cassation considère qu’en statuant ainsi, par des motifs insuffisants à caractériser la faute de l’employeur à l’origine de la menace pesant sur la compétitivité de l’entreprise, la cour d’appel a violé le texte susvisé.

« Le pourvoi formé par la société Pages jaunes contre les arrêts de la Cour d’appel de Caen est l’occasion pour la Cour de cassation d’admettre, pour la première fois, qu’une faute de l’employeur à l’origine de la menace pesant sur la compétitivité de l’entreprise rendant nécessaire sa réorganisation est susceptible de priver de cause réelle et sérieuse les licenciements prononcés.

Mais la Chambre Sociale rappelle que l’erreur éventuellement commise dans l’appréciation du risque inhérent à tout choix de gestion ne caractérise pas à elle seule une telle faute.

Les arrêts attaqués sont par conséquent censurés, la Cour d’appel ayant seulement caractérisé la faute de l’employeur par “des décisions de mise à disposition de liquidités empêchant ou limitant les investissements nécessaires”, en l’occurrence les remontées de dividendes de la société Pages jaunes vers la holding qui permettaient d’assurer le remboursement d’un emprunt du groupe résultant d’une opération d’achat avec effet levier (LBO).


Par la décision ici commentée, la Chambre Sociale, quel que soit le motif économique du licenciement et, a fortiori, lorsqu’il réside dans une réorganisation de l’entreprise rendue nécessaire par la sauvegarde de la compétitivité, reste vigilante à ce que, sous couvert d’un contrôle de la faute, les juges du fond n’exercent pas un contrôle sur les choix de gestion de l’employeur [11] »
.

 

Notes :

[1] Cass. soc. 4 novembre 2020, nº 18-23.029 à 18-23.033 FS-PBRI.

[2] Soc., 31 mai 2006, pourvoi n° 04-47.376, Bull. 2006, V, n° 200 ; Soc., 15 janvier 2014, pourvoi n° 12-23.869.

[3] Soc., 1 mars 2000, pourvoi n° 98-40.340, Bull. 2000, V, n° 81.

[4] Ass. plén. 8 décembre 2000, pourvoi n° 97-44.219, Bull. 2000, Ass. plén., n° 11 ; Soc., 27 juin 2001, n°99-45817 ; Soc 8 juillet 2009, pourvoi n° 08-40.046, Bull. 2009, V, n° 173 ; Soc., 24 mai 2018, pourvois n°16-18.307 et s.

[5] Soc., 9 octobre 1991, pourvoi n° 89-41.705, Bull. n°402 ; Soc., 13 janvier 1993, pourvoi n° 91-45.894, Bull. n°9 ; Soc., 12 janvier 1994, pourvoi n° 92-43.191.

[6] Soc., 22 septembre 2015, pourvoi n°14-15.520.

[7] Soc. 24 mai 2018, n°17-12560, Bull. V n°85.

[8] Soc., 16 janvier 2001, pourvoi n° 98-44.647, Bull. 2001, V, n° 10 ; Soc., 23 mars 2017, pourvoi n°15-21.183, Bull. 2017, V, n° 56.

[9] Soc., 8 juillet 2020, pourvoi n° 18-26.140, publication en cours.

[10] Soc., 21 mai 2014, pourvoi n° 12-28.803).

[11] Soc., 14 décembre 2005, pourvoi n°03-44.380, Bull n° 365.

 

 

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