Les relations entre CGT et CFTC (1948-1962)

AUTEUR

Frank Georgi

Maître de conférences, Université de Paris I Centre d’histoire sociale du xxe siècle

L’histoire des relations entre CGT et CFTC au cours des années 1950 reste mal connue. Pour la CGT, l’enjeu n’est pas décisif : la guerre froide est d’abord marquée par la scission FO et l’affrontement avec l’État. Pour la CFTC en revanche, il s’agit d’une question de survie. Comme en 1936, la dynamique de réunification syndicale, au sortir de la guerre, a tendu vers l’absorption pure et simple du syndicalisme chrétien dans une centrale unique. Pour préserver son identité, la CFTC a proposé une structure quasi-permanente de concertation et d’action communes, le « cartel interconfédéral d’entente ». Cette formule est rejetée dès septembre 1944 par la CGT au profit de l’unité organique, c’est-à-dire de la fusion pure et simple. Les relations entre les deux centrales se dégradent rapidement. La CFTC, traitée d’« organisation fantôme », craint de se voir imposer le monopole syndical, pendant que Benoît Frachon, au Congrès d’avril 1946, parle de « liquider la division sur le lieu même du travail ». La scission de décembre 1947, pour la CFTC, modifie profondément la donne. Si son existence même n’est plus directement menacée, la question de ses relations avec la grande rivale est au cœur de la conception (des conceptions ?) du syndicalisme qu’elle entend promouvoir. Dans un paysage syndical recomposé, le problème des rapports entre CGT et CFTC se pose désormais dans des termes nouveaux, qui s’imposent de manière durable.

Lendemains de scission : une redistribution des cartes

  • 1Les expressions entre guillemets sont extraites du rapport moral de B. Frachon pour le 27e Congrès (…)
  • 2L’expression est de V. Duguet, secrétaire général des mineurs ( cit., p. 9) mais on la retrouve (…)
  • 3Frachon, 27e Congrès CGT,  cit., p. 18.

2Au lendemain de la scission, la question des relations avec la CFTC n’est pas une priorité pour la CGT. Au CCN de janvier 1948, le syndicalisme chrétien est absent des interventions, centrées sur la dénonciation du « crime » commis contre la classe ouvrière. Mais, très rapidement, dans la nouvelle configuration syndicale, la CGT, affaiblie, ne peut plus ignorer l’existence d’une CFTC dont le poids relatif s’est mécaniquement accru. Au Congrès d’octobre 1948, FO et CFTC sont presque systématiquement associées. Leurs « directions nationales » sont composées de « briseurs de grève patentés », une « petite poignée de traîtres ». Leurs organisations « ne représentent pas grand-chose1 ». Gaston Tessier, aux côtés de Jouhaux et Bothereau, vient écouter servilement Marshall « leur donner les consignes pour développer leur politique de division et de trahison », à l’heure où un mineur polonais est « assassiné par les services de Jules Moch ». Rien ne les distingue particulièrement, au point que les orateurs qualifient de « scissionnistes2 » les dirigeants CFTC. Historiquement absurde, cette appellation, qui resurgit à certains moments, est pourtant révélatrice. Peu importe que la CFTC ne soit pas un rameau détaché de l’arbre cégétiste : « scissionniste » est alors l’appellation infamante englobant tous les « diviseurs » de la classe ouvrière. Cette désignation nouvelle n’est pas qu’un effet de contagion dans le contexte de la scission, ni seulement la traduction d’une lecture manichéenne du monde dans laquelle deux camps, et deux seulement, s’affrontent. Elle présente un avantage non négligeable : si la CFTC est, comme FO, « scissionniste », alors l’unité à (re)construire ne peut se concevoir qu’au sein de la seule organisation légitime qu’est la CGT. Selon les cégétistes, la classe ouvrière elle-même a déjà montré la voie. Elle est « en train de liquider la scission » dans les luttes où travailleurs chrétiens et FO, et même, « un peu partout », militants et organisations, « collaborent fraternellement » avec la CGT3. Cette unité d’action à la base prépare l’unité organique qui se fera lorsque tous les travailleurs trompés par leurs mauvais bergers comprendront que leur place est à la CGT, leur « maison commune ».

3Comment la CFTC réagit-elle ? Dans un premier temps, la création de la CGT-FO cristallise l’attention et les espoirs. Dans le contexte de guerre froide, FO et CFTC se retrouvent dans le même camp, celui du « monde libre », et, sur le plan national, dans celui de la Troisième force. Certains minoritaires CFTC voient même dans la naissance de FO l’occasion de dépasser le syndicalisme chrétien en constituant avec elle une force syndicale socialisante et démocratique. La majorité rejette cette perspective, au nom du maintien de l’identité chrétienne. FO apparaît cependant comme un partenaire privilégié : avec elle, la CFTC constitue en mai 1948 un cartel interconfédéral pour le pouvoir d’achat par la baisse des prix, et non, comme le voudrait la CGT, par une hausse générale des salaires, jugée démagogique et dangereuse. Mais la centrale chrétienne, qui, initialement, s’était adressée à l’ensemble des confédérations, ne s’interdit pas par principe d’entretenir des relations – et d’envisager des actions – avec la CGT. C’est précisément sur cette question que FO, au bout d’un an, décide de rompre. Il n’y aura pas, malgré plusieurs tentatives avortées, de recomposition syndicale autour d’un axe « libre » CFTC-FO. Outre le fossé culturel qui sépare les militants des deux organisations, la question des rapports avec la CGT demeure une pomme de discorde constante. La CFTC entend garder la pleine liberté de ses relations avec les autres centrales.

4Reste que pour les militants chrétiens, la CGT d’après 1947 pose des problèmes spécifiques. Bien qu’affaiblie, elle demeure la principale organisation ouvrière et ne peut être ignorée. Mais ses liens étroits avec le PCF obligent à une série de précautions. La CFTC puise d’abord dans l’héritage de l’entre-deux-guerres. Avec la CGTU comme avec la CGT, il était parfois nécessaire de mener une action commune, sous la forme d’un « cartel intersyndical ». Celui-ci supposait des revendications « légitimes », exclusivement professionnelles. L’unité d’action, strictement limitée dans sa durée et dans son objet, exigeait une représentation équilibrée des organisations, à l’échelle de l’entreprise, exceptionnellement à celle des fédérations. À la Libération, la CFTC était allée beaucoup plus loin avec le cartel interconfédéral d’entente. À partir de 1948, elle se replie sur les pratiques d’avant-guerre, tout en regrettant officiellement que la politisation de la CGT empêche tout travail commun. Elle clarifie sa position au Congrès de juin 1949, en se référant aux « principes traditionnels du syndicalisme chrétien » : si une unité d’action globale est « impossible », la conclusion d’accords à l’échelle d’organisations confédérées est autorisée, à condition que les principes rappelés plus haut soient respectés, et que l’unité d’action se déroule « dans le cadre des directives confédérales, sous la responsabilité des fédérations ». Les UD sont invitées à la plus grande prudence.

5Sur cette question, la position de la minorité CFTC diffère peu de celle de la majorité. Si les organisations qui s’en réclament pratiquent plus fréquemment l’unité d’action, ce n’est pas en raison de leur orientation nettement plus à gauche. Les secteurs ouvriers où tentent de s’implanter les « minoritaires » sont des fiefs de la CGT, et leur souci de mener une politique offensive les conduit à rechercher des alliances qui leur confèrent aux yeux des travailleurs un brevet de combativité et leur offrent une tribune. Cette proximité de fait pousse les minoritaires à produire des analyses beaucoup plus approfondies que celles de la confédération sur l’unité d’action. Par ailleurs, marquer clairement une opposition idéologique avec la CGT est indispensable pour un syndicalisme qui se cherche, alors que les majoritaires se réfèrent sans état d’âme aux principes du syndicalisme chrétien. Enfin, les minoritaires sont souvent accusés, de l’extérieur comme de l’intérieur, de sympathies marxistes ou « progressistes », image dont ils entendent se défaire.

6D’où, dès décembre 1948, une première étude sous forme de « lettre aux militants », publiée dans le bulletin Reconstruction, et très régulièrement rappelée ensuite. Ce texte important est dû à Charles Savouillan, secrétaire général de la Métallurgie CFTC, cofondateur et directeur de la publication. Ce jeune militant, issu de la résistance savoyarde, était au printemps 1945 très favorable à l’unité syndicale. Mais sa propre expérience des relations interfédérales, comme la fréquentation de Paul Vignaux et Fernand Hennebicq, hostiles à toute mystique unitaire, l’amènent rapidement à réviser ses conceptions. Sur cette question « vitale », la revue parle d’une seule voix. Il faut dépasser les réactions purement sentimentales, et analyser sérieusement le problème. Il ne s’agit pas de refuser l’unité d’action par principe, ni davantage de la rechercher en toute circonstance. Face à la puissance des adversaires du mouvement ouvrier, il est des cas où l’alliance avec la CGT s’impose. Mais celle-ci n’est pas un syndicat comme un autre. Son objectif stratégique est d’absorber ses concurrents. Sa tactique s’adapte aux circonstances. Après avoir recherché la fusion, la CGT de 1948 revient à l’unité d’action, mais à la base, et en continuant à dénoncer les dirigeants « traîtres » de la centrale chrétienne. Cette attitude ne se comprend que si l’on garde à l’esprit que ses responsables ont été formés à l’école du PCF. La politique d’« absorption par dissociation », à travers la recherche systématique de l’unité d’action (« l’action commune rapproche ») et la stigmatisation parallèle des dirigeants CFTC, vise à séparer la base du sommet, et à préparer l’unité, par la base, dans la CGT. Elle n’est qu’une reprise de la tactique bolchevique du « front unique à la base ». Dans ces conditions, il ne saurait être question, par sentimentalisme unitaire, de s’associer à n’importe quelle action. Il faut bien comprendre ce qu’est la CGT, la resituer dans le cadre de la « machine communiste » internationale. Se laisser aveugler par les qualités humaines du cégétiste, faire de l’unité d’action une « habitude » ou, pire, un « idéal », constituerait une erreur aux conséquences dramatiques.

7Que faire alors, quand l’action commune apparaît nécessaire ? « Lorsqu’on veut manger la soupe avec le Diable, il faut avoir une grande cuillère », rappelle Savouillan. Il convient donc d’approfondir les valeurs et objectifs propres de la CFTC, de manière à ce que ses militants cessent de réagir uniquement en fonction de l’attitude de la CGT. Ce premier texte présente les positions de fond. Elles ne varieront plus. Les aspects pratiques sont abordés ensuite. Là non plus, pas de différence fondamentale avec les positions confédérales. Pour maintenir l’unité d’action sur le strict terrain corporatif, il convient de la pratiquer à l’échelle des syndicats, sous contrôle des fédérations, et à l’échelle fédérale. Toute action commune interprofessionnelle (UD et surtout Confédération) est potentiellement dangereuse, en ce qu’elle brouille la distinction entre politique et syndical.

8L’apport spécifique de Reconstruction tient à la perspective globale du groupe : se situer à l’intérieur du « mouvement ouvrier » à « reconstruire », et non d’un point de vue extérieur qui serait celui du catholicisme social. Sa condamnation du communisme ne s’exprime pas au nom de valeurs religieuses, mais au nom de la démocratie et du rejet de la « déviation totalitaire » du mouvement ouvrier. L’approche politique et non « sentimentale » de ses animateurs les amène à approfondir leur connaissance du marxisme et de l’histoire ouvrière. L’usage d’un vocabulaire « de classe » étranger à la tradition chrétienne, l’appel à l’action dure, y compris avec la CGT, conduisent bien des observateurs à assimiler Reconstruction au « progressisme » chrétien et au philo-communisme d’inspiration religieuse. Ses militants doivent alors rappeler qu’ils n’ont « rien de commun » avec le groupe « chrétien progressiste », tant sur le plan philosophique (rapports entre christianisme et communisme, interprétation de l’Histoire, condamnation du « marxisme stalinien ») que politique (appréciation du rôle des partis communistes et de l’URSS, anti-totalitarisme). La critique de l’idéologie « progressiste » menée par Reconstruction constitue le pendant théorique des mises en garde contre les dérives potentielles de l’action commune.

  • 4Clarus, « La crise du syndicalisme chrétien », L’Est républicain, 8 juin 1949. L’article original (…)
  • 5« La CFTC a choisi la main tendue par les staliniens », Le Rassemblement ouvrier, 11 juin 1949.

9La « campagne » de presse, au moment où la CFTC s’éloigne de FO et semble se rapprocher de la CGT, ne se contente pas de mettre en cause la minorité : c’est toute la centrale qui est visée. À la veille du Congrès de juin 1949, un article, largement repris, dénonce le « noyautage » de l’organisation par le PCF4. Seule une épuration, « aussi haut, aussi ferme qu’il sera nécessaire » peut encore sauver le syndicalisme chrétien. Les réponses de Tessier et Vignaux, le refus d’une action commune interconfédérale et la dénonciation du « totalitarisme » ne suffisent pas à désamorcer les critiques. Jacques Fauvet, dans l’Est républicain du 7 juin, peut titrer sans nuances : « La CFTC délaisse FO pour la CGT ». À gauche, Le Populaire condamne la naïveté de chrétiens qui se lancent dans l’aventure de l’unité d’action, où les communistes sont experts. À droite, Le Rassemblement ouvrier, organe des groupes d’entreprise du RPF, est beaucoup plus violent : les « pauvres naïfs » MRP attachés à leur « sinécures » (Tessier, Bouladoux) et les « petits salauds » noyauteurs (Hennebicq, Vignaux) jettent les syndicats chrétiens « dans les bras communistes ». Il appelle en conséquence les « compagnons » membres de la CFTC à boycotter « toute consigne d’unité d’action » émanant de leurs « dirigeants noyauteurs séparatistes » et à préparer le « grand rassemblement syndical anti-stalinien5 ».

10Au total, donc, côté CFTC, une position initiale assez délicate où elle tente de maintenir un fragile équilibre entre nécessités syndicales et réalités politiques. Pour ses responsables, majoritaires et minoritaires, la Guerre froide ne saurait à elle seule déterminer la nature des relations intersyndicales. Mais elle n’en constitue pas moins une donnée fondamentale. D’où une situation à la fois enviable – la CFTC se retrouve en position « charnière » entre FO et CGT, et libre d’agir au coup par coup – et très inconfortable : difficile à expliquer, cette attitude prête le flanc aux critiques symétriques de la CGT et de ses ennemis. La complexité s’accroît au cours des années 1950 avec les divisions de plus en plus apparentes entre la majorité et une minorité qui s’affirme en gauchissant discours et pratiques de la CFTC, tout en maintenant fermement sa condamnation du communisme et du « progressisme ».

Au cœur de la guerre froide

  • 6Communiqué confédéral CFTC, 7 oct. 1949, Arch. conf. CFDT, 4H6.
  • 7« Appel aux travailleurs », adopté par le CCN, 17 novembre 1949, Arch. IHS-CGT.

11L’automne 1949 vient confirmer les blocages du printemps. La CFTC propose à toutes les centrales la constitution d’un « cartel » national fondé sur un « programme commun » de revendications, enserré dans un « cadre rigide » interdisant « toute possibilité de déviation6 ». Cette démarche a tout d’un vœu pieux. La CGT, qui juge le projet peu mobilisateur, transmet des contre-propositions jugées inacceptables. De plus, la CFTC, par crainte d’un débordement, ne conçoit cette unité d’action qu’« étendue à l’ensemble des confédérations ». Le refus prévisible de FO tue dans l’œuf l’initiative, donnant à la CGT l’occasion de dénoncer les « combinaisons subalternes » qui empêchent de compléter au sommet le mouvement unitaire initié par les travailleurs7.

  • 8Résolution du CCN, 14 avril 1950, Arch. IHS-CGT.
  • 9Ibidem.
  • 10Reproduit dans L’Humanité, 4 avril 1950.
  • 11L’Humanité, 5 avril 1950.
  • 12Cité dans Reconstruction, juin-juillet 1950, p. 5.

12La CGT poursuit en effet sa politique de front unique à la base. Ainsi, devant le CCN de novembre 1949, une délégation d’employés de banque en grève monte à la tribune, et c’est un militant se disant CFTC qui lit le communiqué commun, alors même que l’attitude anti-unitaire des dirigeants chrétiens est condamnée. Tirant le bilan des grèves récentes, le CCN d’avril 1950 reprend la même thématique sous une forme plus violente : « Les manœuvres de division et de trahison des dirigeants nationaux chrétiens et FO n’ont pu empêcher leurs adhérents de réaliser l’unité8. » Mais un élément d’autocritique apparaît : ces manœuvres « ont été déjouées partout où nos militants ont mis au premier plan l’unité à l’entreprise entre les travailleurs. Mais elles ont pu briser quelques grèves où l’unité, purement formelle, était limitée aux directions d’organisation ». La conclusion est sans ambiguïté : « Le CCN appelle tous les travailleurs à rejoindre en masse les rangs de la seule confédération indépendante et libre. Là et là seulement est le chemin de l’unité ouvrière, le chemin de l’unité syndicale […]9. » Ce durcissement fait écho à des interventions faites quelques jours auparavant lors du Congrès du PCF. E. Fajon y rappelait brutalement les « principes élémentaires et constants du front unique » : l’action commune ne doit pas faire oublier « la lutte intransigeante » contre « les représentants de l’ennemi dans le mouvement ouvrier10 ». M. Paul, rendant compte de la grève de l’éclairage, confessait ses propres « erreurs » en tant que dirigeant CGT, réaffirmait l’obligation de se battre « fermement pour la ligne et sur la ligne du Parti », et la nécessité dans l’action commune de s’appuyer sur la base FO et CFTC en dénonçant leurs dirigeants11. Peu après, analysant un conflit du Bâtiment à Brest, Arrachard, secrétaire de la Fédération CGT, dénonçait rétrospectivement les dangers d’un « cartel du sommet » dans lequel son organisation avait commis l’« erreur » de « perdre sa personnalité12 ».

  • 13« Les tâches du CCN », 19 septembre 1950 (pour le CCN du 11 octobre), Arch. IHS-CGT.

13Ce raidissement s’accompagne en 1950 d’une priorité donnée par la CGT aux tâches politiques : diffusion de l’appel de Stockholm, « comités de défense de la paix » dans les entreprises. Paix et salaires sont indissociables, la préparation de la guerre voulue par les Américains expliquant la politique gouvernementale de « misère » et de « répression ». Rejet du Plan Marshall et du Pacte atlantique, victoire dans la lutte pour la « paix » (armement atomique, Indochine, Corée) sont, dans le sillage du PCF et du Kominform, devenus pour la CGT des objectifs qui conditionnent tous les autres. Dans ce combat, l’unité d’action est une « nécessité et une arme essentielle13 ».

  • 14 Bouladoux, rapport au BC, 17 septembre 1950, adressé aux fédérations et UD le 27 septembre, Arc (…)
  • 15Correspondance conservée aux Arch. conf. CFDT (4H8).

14Aussi, la position de la CFTC devient plus délicate. Pourtant, après le vote de la loi du 11 février 1950 sur les conventions collectives et la liberté de négociation, les grandes grèves unitaires de la métallurgie parisienne s’étaient dans l’ensemble déroulées sur des objectifs strictement professionnels. Mais le durcissement du printemps 1950 amène la CFTC à une attitude de retrait très nette. À l’automne, elle constate que les cas d’unité d’action sont en diminution14. La CGT chercherait à entraîner des UD dans l’action commune sur des problèmes salariaux, ce qui, pour la confédération, est inacceptable. Au-delà, Maurice Bouladoux s’interroge « très sérieusement » sur la possibilité d’une unité d’action, « même au plan professionnel », avec une organisation qui « abreuve d’injures » les dirigeants CFTC. Il dénonce l’influence du MPF dans les dérives unitaires, et envisage l’action commune avec FO seule. Le choix du partenaire est également lié à une stratégie syndicale : l’attitude « démagogique » de la CGT sert de prétexte au patronat et au gouvernement pour refuser de négocier. La tentation d’un renversement d’alliances est donc indissociable d’une tentative de réorientation de la CFTC vers un syndicalisme modéré, plus conforme à sa tradition. Elle renvoie bien, cette fois, à une opposition nette entre majoritaires et minoritaires. Ceux-ci réagissent vivement à cette circulaire, liant en sens inverse le choix d’un syndicalisme de lutte à la nécessité d’actions communes avec la CGT15.

  • 16Reconstruction, 41, septembre/octobre, 1951.

15Mais pour eux, les garde-fous affichés par Reconstruction restent plus justifiés que jamais. On constate même, à l’automne 1951, un curieux chassé-croisé. Lorsque la Confédération, par souci de faire obstacle aux revendications jugées inflationnistes et démagogiques de la CGT, relance l’idée de discussions autour d’un programme commun économique et social, ouvertes à toutes les centrales, la Fédération, minoritaire, du Bâtiment met en garde ses organisations contre l’instrumentalisation de ces conversations par une CGT décidée à développer sa pression unitaire à la base16.

  • 17 notamment Reconstruction, 30, mai 1950.

16En politique étrangère, Reconstruction dénonce l’appel de Stockholm, perçu comme une campagne habile au service de l’URSS17, condamne l’« agression nord-coréenne » et défend l’affiliation de la CFTC à la CISL. Cette inscription dans le camp occidental, au nom de la démocratie libérale, n’est pas pour autant inconditionnelle : sur l’admission de la Chine communiste à l’ONU ou la politique indochinoise du gouvernement français, la revue affiche son indépendance, de même qu’elle manifestera ses réserves à l’égard de la « petite Europe » supranationale et son refus de la CED. Ces analyses s’inscrivent surtout dans un souci plus large : préserver les militants de formation chrétienne, sensibles aux mots d’ordre généreux, des « illusions sentimentales ».

  • 18Reconstruction, 41,  cit.

17Dans le même esprit, la revue accorde une grande attention aux « tournants » successifs du discours cégétiste sur l’unité afin d’en décrypter le sens. Au lendemain du 28e Congrès de la CGT (mai-juin 1951), l’accent est mis, parallèlement à de nouvelles attaques de Frachon contre les « dirigeants centraux scissionnistes de FO et de la CFTC », sur la « lutte contre le sectarisme », orientation qui se traduit par la démission d’Arrachard. Entretenir l’« esprit fraternel » entre les travailleurs, « liquider le sectarisme » de certains responsables CGT, constituent des préalables nécessaires au développement de l’unité d’action. Faut-il se réjouir de ce nouveau cours ? Pour Albert Détraz, l’élimination d’Arrachard ne fait qu’illustrer une fois encore le fonctionnement impitoyable de « la machine du parti18 ». Le nouveau visage de la CGT n’est qu’adaptation tactique, décidée à l’échelle internationale. L’objectif est toujours le même : préparer l’unité organique dans la CGT, cette fois en offrant un visage plus avenant aux brebis égarées. L’image, largement diffusée à l’issue du congrès, de Frachon, d’un ex-secrétaire départemental FO, René Turc et du prêtre-ouvrier Henri Barreau, joignant leurs mains au-dessus de la tribune, confirment cette interprétation : scissionnistes repentis, chrétiens et incroyants, tous ont leur place dans la grande centrale des travailleurs.

  • 19Texte distribué dans une usine de Lorraine, reproduit à titre de mise en garde dans une circulaire (…)

18À l’automne 1951, la tension entre les deux organisations est relancée par une nouvelle initiative de la CGT. Au CCN de septembre, le rapporteur sur l’unité d’action, Henri Raynaud, salue la « création spontanée de syndicats ou plutôt de sections syndicales uniques » dans les entreprises, sur le modèle qui a précédé la réunification syndicale de 1936. Le thème est ensuite largement développé par Frachon lui-même, dans une lettre aux cheminots de La Rochelle, parue dans Le Peuple du 25-31 octobre 1951. Des consignes sont répercutées dans les entreprises19. Les travailleurs, réunis en assemblée générale, désigneront un Comité d’unité syndicale. Celui-ci devra élire le bureau de la section unique. Les affiliés aux organisations existantes conserveront leur carte, avec un tampon « Syndicat unique de… ». Une carte spécifique ne serait établie que pour les inorganisés refusant d’adhérer à une centrale. Les problèmes débattus seront ceux qui permettront l’unité la plus complète. L’objectif est clairement annoncé par Frachon dans L’Humanité du 31 octobre : « hâter l’unité entre les centrales, qui, selon les travailleurs, tarde trop ».

  • 20Ibidem.
  • 21Reconstruction, 42, novembre-décembre 1951.

19La CFTC rompt aussitôt les pourparlers interconfédéraux en cours20. Dans ses mises en garde, la direction est vigoureusement relayée par les minoritaires. Reconstruction tient cette fois encore à resituer l’offensive CGT dans le cadre international en citant longuement le rapport présenté par Frachon en novembre 1951 au conseil général de la FSM : lutte « contre le sectarisme », unification des syndicats dans les entreprises, s’intègrent bien dans une orientation tactique globale des organisations communistes dans les pays de pluralisme syndical pour accélérer l’unification. La perspective stratégique est inchangée : les dirigeants des autres syndicats demeurent des « agents » de la bourgeoisie, et il s’agit toujours faire prendre conscience aux militants de base de la « trahison » de leurs chefs21.

  • 22« Pour un gouvernement de Paix », France Nouvelle, 31 mai 1952.
  • 23Discours de Noeux-les-Mines, 4 décembre 1952, reproduit dans France Nouvelle, n° 366.
  • 24CCN, 27-28 novembre 1952, discours d’ouverture, Arch. IHS-CGT.

20L’offensive de l’automne 1951 sur les « syndicats uniques » fait long feu. Si Frachon, dans L’Humanité du 8 avril 1952, dénonce violemment les « tutelles malfaisantes » que les partis feraient peser sur les organisations « étroites et partisanes » que sont FO, la CFTC, la CGC et les « indépendants », l’affaire Ridgway et les rebondissements autour du « complot » des années 1952-1953 renforcent l’image d’une CGT instrument du PCF. Reconstruction semble parfois avoir du mal à s’y retrouver dans les ajustements successifs de la ligne communiste et cégétiste. Affirmation de la primauté du PCF, priorité absolue à la lutte contre l’impérialisme et pour la paix, combat idéologique contre la social-démocratie et contre l’Église (y compris, pour Jeannette Vermeersch, contre les prêtres-ouvriers22 !), recherche de l’épreuve de force, le ton se durcit autour de la manifestation Ridgway du 28 mai. Mais dès le lendemain de celle-ci, CGT et PCF font machine arrière, remettant au premier plan la « lutte contre le sectarisme ». À la fin de l’année, nouveau durcissement. Auguste Lecoeur, président de la Fédération des mineurs du Nord et secrétaire à l’organisation du PCF, affirme que les syndicats FO ou CFTC sont « des organisations de sûreté au service de la bourgeoisie capitaliste23 ». Sur le plan symbolique, il condamne la diffusion dans la presse syndicale d’une gravure représentant trois ouvriers, l’un CGT, l’autre CFTC, le troisième FO, se donnant la main. Ce « cliché » traduirait une grave dérive « opportuniste » dans la mesure où il légitimerait l’existence d’organisations qu’il convient de dénoncer. L’objectif est au contraire d’arriver à « une seule organisation syndicale ». Frachon, devant le CCN fin novembre, sur un registre plus modéré, avait insisté sur les limites des démarches de sommet, manifesté son intérêt pour les affrontements de tendance à la CFTC et appelé les syndiqués chrétiens à bousculer leurs dirigeants dans un sens unitaire24.

  • 25Un dossier CFTC sur l’affaire Le Léap est conservé aux Arch. conf. CFDT (4H11).
  • 26Circulaire aux UD et fédérations CFTC, 26 mars 1953, Arch. conf. CFDT, 5H6.
  • 27Reconstruction, 64, 15 avril 1953.
  • 28CCN extraordinaire, 4 avril 1954, Arch. IHS-CGT.

21L’affaire Le Léap (octobre 1952) contribue à tendre encore un peu plus les relations25. L’arrestation du secrétaire général de la CGT pour atteinte à la sûreté extérieure de l’État provoque une gêne certaine à la CFTC. Ses dirigeants « réservent leur jugement définitif », exigent des informations, et Tessier estime personnellement « souhaitable » une « mise en liberté provisoire ». Mais, sur le fond, au-delà de la personne de Le Léap, militant « honnête et convaincu », la CFTC voit dans cet épisode la conséquence fâcheuse du mélange des genres entre syndicalisme et politique, plus qu’une volonté délibérée de frapper le mouvement syndical. Cette gêne se retrouve à la base, où les militants chrétiens sont sollicités pour participer à la campagne pour la libération de Le Léap. La consigne, ici encore, est de s’abstenir. En mars 1953, la polémique rebondit après les perquisitions effectuées dans des locaux de la CGT et l’arrestation de plusieurs dirigeants. La CFTC se situe sur la même ligne que l’année précédente : demande d’explications, rejet de toute répression antisyndicale, appel à la mesure. Elle refuse tout cartel ou manifestation commune avec la CGT sur cette question et répète que « le fond du problème » est « la sujétion de la CGT au PC26 ». Le ton des fédérations et UD minoritaires est beaucoup plus offensif. Elles dénoncent des opérations « spectaculaires », voire illégales, ainsi que la détention sans jugement de Le Léap. Elles resituent cette politique répressive dans un climat général de régression sociale. Mais elles demandent également d’éviter les réactions communes, pointent les responsabilités « cégéto-communistes » et précisent que leur position à l’égard de la CGT n’a pas varié27. Quant à celle-ci, elle considère que les protestations bien insuffisantes de ces organisations leur ont été imposées par leur base, et qu’il convient de maintenir la pression sur les dirigeants « scissionnistes ». Elle met en avant, notamment, la démission spectaculaire de militants hospitaliers d’Amiens qui quittent la CFTC pour la CGT28.

  • 29Un dossier sur cette affaire est conservé aux Arch. conf. CFDT (5H6).
  • 30L’expression figure dans un projet de note confidentiel, non daté (sans doute 1950), rédigé par G. (…)

22Cet épisode est également révélateur d’une autre pierre d’achoppement dans les relations CGT-CFTC : celle des prêtres-ouvriers. L’Humanité du 3 avril 1953, sous le chapeau « Unité, unité ! », publie un « appel » de « militants ouvriers chrétiens » parisiens dénonçant la « malhonnêteté » de Gaston Tessier et réclamant « l’unité effective de la classe ouvrière ». Or, parmi les signataires (où ne figurerait, selon Bouladoux, aucun CFTC), on compte 18 prêtres, présentés comme tels. Tessier, s’estimant mis en cause dans son honneur, ne se contente pas d’attaquer L’Humanité en diffamation devant le Tribunal civil de la Seine. Il assigne pour le même motif les prêtres-ouvriers cosignataires devant le Tribunal ecclésiastique compétent, l’officialité de Paris29. Il gagne les deux procès. Cette démarche, par-delà la blessure personnelle, témoigne d’une incompréhension radicale entre prêtres-ouvriers et syndicalistes chrétiens. L’espérance d’une rechristianisation de la classe ouvrière s’est rapidement retournée en un véritable « scandale30 » : des prêtres qui militent à la CGT, luttent ouvertement contre le syndicalisme chrétien et font le jeu du marxisme athée. Aux yeux des minoritaires CFTC, les « PO » ne sont pas non plus en odeur de sainteté. Par patriotisme d’organisation, rejet du communisme, mais aussi au nom de la spécificité de l’engagement des laïcs et de la nécessaire distinction du spirituel et du temporel.

Évolutions ?

231953 est une année particulièrement importante pour les deux organisations. Du côté CFTC, le retrait de Tessier s’accompagne d’un gauchissement progressif du vocabulaire et de l’action. La question de l’unité reflète bien l’inflexion en cours. Si le fond ne change pas, le discours du nouveau président, Maurice Bouladoux, au Congrès de mai 1953, contient un hommage inhabituel au « sentiment indéracinable qui sommeille au cœur de tout travailleur : le désir de réaliser l’unité ouvrière ». Les syndicalistes chrétiens « se refusent à prendre leur parti des divisions actuelles de la classe ouvrière ». Mais, tant que le PCF dominera la CGT, l’unité organique demeure impensable. Reste l’unité d’action, qui se poursuit dans les faits.

  • 31L’Humanité, 1er octobre 1953.
  • 32L’Humanité, 13 octobre 1953.

24La mort de Staline, malgré l’intérêt prudent que suscite à Reconstruction une hypothétique ouverture du bloc communiste, ne change rien dans l’immédiat. La tactique de l’union à la base connaît même une nouvelle jeunesse avec les comités d’unité d’action (CUA), dont Alain Le Léap, libéré au cours de l’été, se fait le théoricien devant le CCN de septembre 195331. Cette appellation n’a rien de nouveau, mais renvoie à une pratique précise et récente, préconisée par Frachon au printemps. Il s’agit de généraliser, sous la forme la plus décentralisée possible, la création de ces comités. Démocratiquement élu par l’assemblée générale des travailleurs, responsable devant elle, le CUA comprendra des représentants des divers syndicats et des inorganisés. L’« inorganisé » a même une fonction spécifique : il garantirait l’indépendance du comité à l’égard des centrales, si l’une d’elles cherchait à « briser » l’unité. Le CUA est aussi un outil de syndicalisation pour toutes les organisations. Mais la section CGT a un rôle spécifique. Un autre rapport de Le Léap au Congrès FSM d’octobre 1953 précise : « Le comité d’unité d’action ne vivra réellement qu’autant que notre propre section syndicale sera là pour l’animer, pour y dénoncer les manœuvres de division32. » À terme, l’objectif affiché demeure : une seule organisation, de l’entreprise à la fédération mondiale.

  • 33Cahier des groupes Reconstruction, 2, novembre 1953.
  • 34« Quand la CGT attaque la CFTC », Témoignage chrétien, juin 1954.

25Reconstruction rejette absolument la formule des CUA33. La mise en avant de la figure de l’« inorganisé » traduit pour Albert Détraz un renoncement au principe même du syndicalisme, qui est de valoriser l’organisation des masses. Dans la réalité, il n’aura que trop tendance à s’aligner sur les positions de la CGT : « Il faudrait être naïf pour ne pas voir dans l’inorganisé le frère jumeau du fameux sans-parti qui joue le rôle d’agent docile des communistes dans certaines organisations. » Pas question de tolérer des comités « irresponsables », dont l’objectif est toujours de « couper les adhérents des syndicats non cégétistes de leurs dirigeants ». La Confédération, quant à elle, diffuse en 1954 une brochure, L’unité d’action, est-ce possible ?, qui met en garde ses militants. Les mêmes thèmes sont détaillés dans un cours de formation syndicale par correspondance au début de la décennie suivante. La ligne ne varie pas : pour éviter toute manipulation, il faut respecter des règles précises. L’unité d’action « sentimentale » est toujours dangereuse. Lorsque Raymond Marion, dirigeant chimiste et figure de Reconstruction, évoque en 1954 les expériences unitaires « plus sentimentales que raisonnées », il précise que « l’influence des milieux confessionnels est (alors) à peu près certaine34 ».

  • 35Cahier des groupes Reconstruction, 9, juin 1954.
  • 36Rapport pour le 31e Congrès confédéral CGT, 16-21 juin 1957 (Arch. IHS-CGT).

26Les années 1954-1957 révèlent des inflexions intéressantes. Les grèves unitaires de Nantes et Saint-Nazaire à l’été 1955 confortent l’image d’une CFTC ouvrière dure, où la minorité donne le ton, et qui se veut « décomplexée » par rapport à la CGT. Celle-ci, en revanche, affirme dès juin 1954, et plus nettement au Congrès de juin 1955, que les efforts pour l’unité devront viser avant tout FO. La réunification, aux yeux des travailleurs, serait plus importante que les avances faites à une organisation partisane, dépendante de l’Église et vouée à disparaître. Pour Reconstruction, cette nouvelle orientation est d’abord politique, et la direction de la CGT suit fidèlement les orientations exprimées par Jacques Duclos au Congrès du PCF35. La priorité accordée à FO sur le plan syndical est parallèle à la recherche d’une alliance avec la gauche non communiste. La détente internationale qui s’amorce favorise ce type de rapprochement. Pour la CGT, l’objectif, selon Détraz, est bien la récupération « en bloc » des militants FO, et la proximité sociologique et culturelle des deux organisations fait que la perspective d’une réunification est « loin d’être un mythe ». Il y a là, pour ceux qui croient en une « communauté de destin des organisations syndicales non communistes », un véritable danger. Ces craintes ne se révèlent pas fondées. FO campe toujours sur son rejet de la CGT. Celle-ci, à son Congrès de juin 1957, malgré une préférence réaffirmée par Frachon36, ne peut que constater que l’unité d’action se réalise d’abord avec la CFTC. Même si cette dernière n’est pas le partenaire rêvé, toute avancée unitaire est bonne à prendre. Et la CFTC tient souvent le rôle, utile, d’intermédiaire entre militants CGT et FO.

  • 37Le Brun, « Renforcer la CGT » et Monmousseau, « Il ne suffit pas de gagner une bataille, il faut p (…)
  • 38Détraz, « Campagne CGT pour l’unité syndicale », Cahiers Reconstruction, 41, février 1957.

27Les CUA ne donnant pas les résultats espérés, la CGT, dès octobre 1955, se prononce pour une « activité ouverte » de l’organisation dans l’entreprise, revalorisant le syndiqué au détriment de l’inorganisé37. Pour la CFTC, le danger ne disparaît pas pour autant. Elle doit, sur le plan politique, mettre en garde ses militants en janvier 1956 contre toute participation aux comités de Front populaire. Les relations se tendent un peu plus à l’automne 1956 avec l’intervention soviétique en Hongrie, condamnée par toute la CFTC. La CGT, de son côté, poursuit sa campagne pour l’unité. Si Reconstruction suit avec intérêt le débat entre Le Brun, partisan d’une reconnaissance des tendances au sein de la future centrale unique et Frachon, qui y est hostile, la revue conclut qu’il ne faut rien céder sur ces questions, malgré la popularité du thème unitaire dans la classe ouvrière. L’unité organique est impossible, car elle dépend d’évolutions soviétiques « imprévisibles38 ».

  • 39Communiqué du BC CFTC, 15 octobre 1957, Arch. conf. CFDT, 5H14.
  • 40 Georgi, L’Invention de la CFDT 1957-1970, Paris, Éd. de l’Atelier/CNRS, 1995, p. 40 sqq.

28L’entrée des minoritaires à la direction de la CFTC, à la fin de l’année 1957, puis l’accession d’Eugène Descamps au secrétariat général en 1961, ouvrant la voie à la création de la CFDT, ne modifient pas l’approche de l’organisation. L’appel du PUMSUD (juin 1957), qui relance le débat sur l’unité, n’a que peu d’écho à la CFTC, tenue à l’origine hors de cette affaire de famille laïque. En revanche, la question des relations avec la CGT prend une dimension nouvelle avec l’aggravation du conflit algérien. En octobre 1957, la CFTC oppose une « fin de non-recevoir catégorique » aux offres de manifestations communes proposées par la CGT contre la politique algérienne du gouvernement39. Au lendemain du 13 mai, elle ne s’adresse qu’aux « organisations non communistes » pour la « défense des libertés démocratiques », même si le 28 mai est l’occasion d’une manifestation commune. Des barricades d’Alger (janvier 1960) au putsch des généraux (avril 1961), la CFTC accepte pourtant, face à l’urgence, d’unir ses forces à celles de la CGT. Mais la CFTC, même après l’arrivée de Descamps, refuse d’aller au-delà par crainte d’un Front populaire. Elle préfère travailler à rassembler les forces non-communistes40. En revanche, plusieurs organisations ex-minoritaires réclament au plan confédéral – et pratiquent elles-mêmes à leur échelle – un « front syndical » sans exclusive. Pour Reconstruction, le danger pour les libertés est tel que l’union s’impose en permanence tant que subsiste le péril. Cette action commune sur des questions politiques va à l’encontre des principes de la revue. Mais pour ses animateurs, il ne s’agit que d’un « dépassement » exigé par une situation qui, comme sous l’Occupation, menace la survie même du syndicalisme. Dès 1962, le « front syndical » n’a plus de raison d’être. Malgré un climat général (dégel, Concile, retour des luttes sociales, recomposition de l’opposition) qui pousse au rapprochement et fait de l’unité un thème omniprésent, la CFTC, en passe de devenir CFDT, et la CGT demeurent sur des conceptions radicalement divergentes, forgées dans les années 1950.

29Au terme de ce parcours, on est frappé, au-delà des variations conjoncturelles, par la permanence des positions de fond.

30Pour la CGT, la CFTC ne devrait pas exister. Les chrétiens ont leur place au sein d’une CGT incarnant à elle seule l’unité sociologique et ontologique de la classe ouvrière. Cette vision ne date pas d’hier, et elle n’est pas propre aux communistes : elle est partagée par les militants FO. Le renforcement de la CFTC dans les années 1950, sa position charnière entre CGT et FO, le visage plus attractif qu’elle présente en milieu ouvrier obligent la centrale de la rue Lafayette à en tenir compte. L’unité syndicale, constamment invoquée par Frachon, passe d’abord par l’unité d’action. Avec la CFTC, la CGT agit globalement comme avec FO. Les deux syndicats « scissionnistes », le plus souvent associés dans le discours cégétiste, sont tantôt présentés comme des partenaires, tantôt dénoncés comme des organisations sans légitimité ni importance, soutenus à bout de bras par le patronat, le gouvernement, la SFIO et le MRP. La CGT applique donc logiquement à la CFTC la tactique du front unique : favoriser toujours l’action commune, tout en dénonçant ses dirigeants. L’unité d’action est vue comme le prélude à l’unité syndicale. Mais les dirigeants cégétistes connaissent souvent mal le milieu CFTC, en particulier ces minoritaires qui clament bien haut leur rejet du « progressisme » chrétien tout en pratiquant souvent l’action commune. D’où une tendance à privilégier la perspective unitaire, jugée plus naturelle, avec FO. La démarche de déconfessionnalisation engagée par la CFTC à partir de 1960 inquiète plus qu’elle ne rassure.

31Du côté CFTC, la CGT est appréhendée dans sa double qualité d’organisation ouvrière et « communiste ». De loin la première force syndicale, elle ne peut être négligée. La distance culturelle même qui sépare ses militants de ceux de la CFTC rend possible une unité d’action qui ne soit pas l’antichambre de l’unité organique. Mais la CGT étant également une organisation « confisquée » par le PCF et s’inscrivant dans une stratégie internationale, l’action commune ne peut se réaliser qu’à certaines conditions, en conservant une vigilance de tous les instants. Paradoxalement, la minorité apparaît mieux armée idéologiquement que les militants chrétiens traditionnels. C’est ce qui lui permet une pratique « offensive » de l’unité d’action professionnelle, et même, pendant la guerre d’Algérie, politique. Mais il s’agit là, on l’a dit, de circonstances exceptionnelles. L’accord de janvier 1966 entre la jeune CFDT et la CGT seule, bien que limité à des revendications économiques et sociales, constitue en revanche, parce qu’il se situe à l’échelle confédérale, un vrai tournant stratégique.

  • 41Détraz, « Projet de note aux UD et fédé. Sur l’unité syndicale », préparatoire au BC du 11 octobre (…)

32Quant à l’unité organique, Albert Détraz, à la veille de la déconfessionnalisation, posait trois préalables à toute discussion avec la CGT sur cette question : « Un, que les communistes n’aient plus qu’une faible influence dans le mouvement ouvrier français ; deux, qu’ils ne représentent plus qu’un pourcentage négligeable du corps électoral ; et enfin, ce qui n’est pas exclu mais improbable avant longtemps, que le PC se démocratise et accepte les valeurs d’une société démocratique41. »

33Il n’est pas interdit, quarante ans après, de s’interroger sur l’actualité de ces considérations.

NOTES

1 Les expressions entre guillemets sont extraites du rapport moral de B. Frachon pour le 27e Congrès de la CGT, 11-15 octobre 1948, de son discours d’ouverture à ce congrès (compte rendu sténo., p. 11 sqq.) et du « manifeste » adopté par le congrès (ibid., p. 340).

2 L’expression est de V. Duguet, secrétaire général des mineurs (op. cit., p. 9) mais on la retrouve deux ans plus tard chez Frachon (28e Congrès CGT, compte rendu sténo., p. 16).

3 Frachon, 27e Congrès CGT, op. cit., p. 18.

4 Clarus, « La crise du syndicalisme chrétien », L’Est républicain, 8 juin 1949. L’article original est paru le 27 mai dans l’Agence quotidienne d’informations économiques et financières.

5 « La CFTC a choisi la main tendue par les staliniens », Le Rassemblement ouvrier, 11 juin 1949.

6 Communiqué confédéral CFTC, 7 oct. 1949, Arch. conf. CFDT, 4H6.

7 « Appel aux travailleurs », adopté par le CCN, 17 novembre 1949, Arch. IHS-CGT.

8 Résolution du CCN, 14 avril 1950, Arch. IHS-CGT.

9 Ibidem.

10 Reproduit dans L’Humanité, 4 avril 1950.

11 L’Humanité, 5 avril 1950.

12 Cité dans Reconstruction, juin-juillet 1950, p. 5.

13 « Les tâches du CCN », 19 septembre 1950 (pour le CCN du 11 octobre), Arch. IHS-CGT.

14 M. Bouladoux, rapport au BC, 17 septembre 1950, adressé aux fédérations et UD le 27 septembre, Arch. conf. CFDT, (4H8).

15 Correspondance conservée aux Arch. conf. CFDT (4H8).

16 Reconstruction, 41, septembre/octobre, 1951.

17 Cf. notamment Reconstruction, 30, mai 1950.

18 Reconstruction, 41, op. cit.

19 Texte distribué dans une usine de Lorraine, reproduit à titre de mise en garde dans une circulaire CFTC aux UD et fédérations, 5 novembre 1951, Arch. conf. CFDT, (4H6).

20 Ibidem.

21 Reconstruction, 42, novembre-décembre 1951.

22 « Pour un gouvernement de Paix », France Nouvelle, 31 mai 1952.

23 Discours de Noeux-les-Mines, 4 décembre 1952, reproduit dans France Nouvelle, n° 366.

24 CCN, 27-28 novembre 1952, discours d’ouverture, Arch. IHS-CGT.

25 Un dossier CFTC sur l’affaire Le Léap est conservé aux Arch. conf. CFDT (4H11).

26 Circulaire aux UD et fédérations CFTC, 26 mars 1953, Arch. conf. CFDT, 5H6.

27 Reconstruction, 64, 15 avril 1953.

28 CCN extraordinaire, 4 avril 1954, Arch. IHS-CGT.

29 Un dossier sur cette affaire est conservé aux Arch. conf. CFDT (5H6).

30 L’expression figure dans un projet de note confidentiel, non daté (sans doute 1950), rédigé par G. Tessier, Arch. conf. CFDT, 4H8.

31 L’Humanité, 1er octobre 1953.

32 L’Humanité, 13 octobre 1953.

33 Cahier des groupes Reconstruction, 2, novembre 1953.

34 « Quand la CGT attaque la CFTC », Témoignage chrétien, juin 1954.

35 Cahier des groupes Reconstruction, 9, juin 1954.

36 Rapport pour le 31e Congrès confédéral CGT, 16-21 juin 1957 (Arch. IHS-CGT).

37 Le Brun, « Renforcer la CGT » et Monmousseau, « Il ne suffit pas de gagner une bataille, il faut préparer d’autres victoires », Le Peuple, 15 octobre 1955.

38 Détraz, « Campagne CGT pour l’unité syndicale », Cahiers Reconstruction, 41, février 1957.

39 Communiqué du BC CFTC, 15 octobre 1957, Arch. conf. CFDT, 5H14.

40 F. Georgi, L’Invention de la CFDT 1957-1970, Paris, Éd. de l’Atelier/CNRS, 1995, p. 40 sqq.

41 Détraz, « Projet de note aux UD et fédé. Sur l’unité syndicale », préparatoire au BC du 11 octobre 1963, Arch. privées E. Descamps, dossier « unité 1963-1969 ».

 

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