« Dans les entreprises, l’action des représentants des salariés est loin d’être considérée comme légitime »

Toutes les études scientifiques montrent l’importance de la discrimination à l’égard des représentants syndicaux dans les entreprises. Comment négocier à égalité dans ces conditions ?, interroge un collectif de chercheurs dans une tribune au « Monde ».

« Les travaux et témoignages publiés attestent, au-delà de la question du salaire, de la diversité des pratiques anti-syndicales qui entravent au quotidien la représentation des intérêts de nombreux salariés dans les entreprises » (Emmanuel Macron reçoit Philippe Louis CFTC, au Palais de l’Elysée). JEAN CLAUDE COUTAUSSE FRENCH POLITICS POUR LE MONDE.

TRIBUNE. A l’heure où le gouvernement souhaite engager une réforme profonde du fonctionnement du marché du travail et faire de l’entreprise l’échelon central de régulation des relations de travail, peu d’attention est accordée aux résultats et aux conclusions convergentes apportés par les travaux de recherche sur les discriminations à l’encontre des représentants syndicaux en entreprise.

Le 7 juin s’est tenu au ministère du travail un colloque consacré à ce sujet, à la suite de la parution ces derniers mois de deux numéros spéciaux de la revue Travail et Emploi. Les six articles de recherche consacrés à la France (auxquelles nous avons contribué) et les quatre autres portant sur l’étranger (Royaume-Uni, Canada, Espagne et Turquie), dressent pourtant un panorama unique de l’étendue d’un phénomène jusqu’alors peu documenté.

Payés environ 10 % de moins

Premier diagnostic : à âge, sexe et diplôme égaux, les délégués syndicaux en France sont payés environ 10 % de moins que leurs collègues, en 2011. Cet écart de salaire n’a pas évolué depuis 2004. Il découle du fait que les délégués sont beaucoup moins promus : ils ont une probabilité inférieure de 30 % que l’ensemble des salariés de déclarer avoir eu une promotion sur une période de trois ans. Ce résultat corrobore le ressenti des protagonistes eux-mêmes : lorsqu’on leur pose la question directement, 40 % des délégués syndicaux estiment que leur mandat a été un frein pour leur carrière.

Les travaux monographiques et témoignages publiés attestent, au-delà de la question du salaire, de la diversité des pratiques anti-syndicales qui entravent au quotidien la représentation des intérêts de nombreux salariés dans les entreprises.

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Cette réalité est désormais avérée sur le terrain juridique : l’étude détaillée du contentieux pour discrimination syndicale montre que lorsque des litiges sont engagés – malgré les difficultés de l’accès aux tribunaux et aux preuves – ils font droit dans plus de 70 % des cas aux demandes des salariés. Enfin, l’étude des accords d’entreprise visant à protéger les syndicalistes montre que ceux-ci ne sont efficaces que pour les représentants permanents des grandes entreprises.

Des constats plus alarmants encore sont faits dans les quatre pays très différents mentionnés plus haut. Les articles publiés font état de formes plus brutales de répression syndicale qui persistent (Royaume-Uni) ou même se développent (Turquie) contre les travailleurs syndiqués : listes noires, licenciements ciblés, violences psychiques et physiques…

Une image de « planqués »

Malgré l’accumulation de ces éléments empiriques, l’idée d’une discrimination peine à faire son chemin. Pas assez actifs dans leur mandat, trop peu investis dans leur travail, bref « planqués », telle est l’image souvent donnée des syndicalistes.

Dans un contexte de syndicalisation faible (5 % des salariés dans le secteur privé) et de forte méconnaissance de la démocratie sociale et de ses enjeux, ces interprétations, fondées sur des cas isolés mais largement relayés, peuvent se développer facilement. Elles ne résistent cependant pas à un examen approfondi.

C’est justement quand les délégués sont le plus actifs (lorsqu’ils participent effectivement aux négociations) et lorsqu’il y a des conflits ou des grèves dans l’entreprise qu’ils sont le plus pénalisés en termes de salaire, et qu’ils se déclarent le plus freinés dans leur carrière.

Un dernier indice, indirect celui-ci, de la répression dont peuvent être victimes les délégués syndicaux est leur absence dans les deux tiers des entreprises où ils pourraient s’implanter : cette absence s’explique en général par le fait qu’il n’y a tout simplement pas de candidat pour occuper ces fonctions. Là encore les chiffres sont parlants : plus d’un tiers des salariés mentionnent la peur des représailles comme une raison de la faible syndicalisation en France.

Prise de conscience

Ce tableau de la situation des syndicats et de la représentation des intérêts des salariés amène à questionner l’effectivité pratique des réformes proposées par le gouvernement. Est-il vraiment raisonnable de prétendre que les conditions de travail doivent désormais se définir dans les entreprises, alors que dans deux tiers d’entre elles il n’y a pas d’interlocuteur pour négocier ? Et que dans les autres, les indices s’accumulent pour montrer que l’action de ces interlocuteurs est régulièrement entravée, et qu’ils sont affaiblis individuellement ?

Quoique l’on pense par ailleurs de l’idée de flexibiliser le marché du travail ou encore d’assouplir un droit du travail qui serait trop contraignant, si l’on considère que la négociation collective en entreprise est primordiale pour notre marché du travail, celle-ci doit pouvoir se faire dans des conditions constructives, autrement dit suivant un rapport de force équilibré entre les parties en présence. Cela suppose que les représentants des intérêts des salariés dans l’entreprise soient traités de manière juste, que leur rôle y soit non pas seulement protégé, mais reconnu et soutenu.

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La création d’un Observatoire de la répression et de la discrimination syndicales et la saisine récente du défenseur des droits et du Conseil économique, social et environnemental (Cese) témoignent que les syndicats et les pouvoirs publics commencent à prendre conscience de l’ampleur et de l’enjeu du problème. Mais le diagnostic que nous avons fait sur ce qui se passe concrètement dans les entreprises aujourd’hui montre qu’on est encore loin d’avoir des représentants dont l’action est considérée comme totalement légitime.

Pour cela, nous proposons de nombreuses pistes, comme renforcer l’effectivité des protections pour les représentants du personnel, donner un rôle plus important à l’ensemble des salariés dans le choix et la valorisation de leurs représentants, ou encore former les lycéens et les jeunes travailleurs à la démocratie sociale.

Les signataires : Thomas Amossé (Laboratoire interdisciplinaire de sociologie économique, Lise/CNAM, Centre d’étude de l’emploi et du travail), Jérôme Bourdieu (INRA, EHESS, Ecole d’économie de Paris), Thomas Breda (CNRS, Ecole d’économie de Paris), Vincent-Arnaud Chappe (CNRS, Centre de sociologie de l’innovation), Jean-Michel Denis (Université Paris-Est Marne-La Vallée), Baptiste Giraud (Université d’Aix-Marseille), Cécile Guillaume (Queen Mary University of London), Frédéric Guiomard (Institut de recherche sur l’entreprise et les relations professionnelles, Irerp/université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense), Nicolas Hatzfeld (Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société, IDHES/Université d’Evry-Val-d’Essonne), Amael Marchand (Laboratoire techniques territoires et sociétés, LATTS/Université Paris-Est/Ecole des Ponts/CNRS), Inès Meftah (Irerp/Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense), Etienne Pénissat (Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales, Ceraps/CNRS/université de Lille-2), Jean-Marie Pernot (Institut de recherches économiques et sociales, IRES), Sophie Pochic (CNRS, Centre Maurice-Halbwachs).

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/idees/article

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