Sans l’association Memorial, le Kremlin pourra réécrire l’histoire russe

Créée il y a vingt-sept ans pour documenter les crimes staliniens, l’association russe Memorial est menacée de fermeture. Parce qu’elle dérange le pouvoir, explique le plus grand quotidien d’opinion polonais.

memorial russe

 
 
Verdict : « Fusiller ». « Gavril Sergueevitch Bogdanov, né en 1888, accusé d’activités soviétiques, jugé par une « troïka » [un tribunal d’exception, sans avocat), ses terres étant collectivisées en 1931, condamné à 3 ans de camps, d’où il a fui, ré-jugé, puis condamné à mort pendant la Grande terreur le 19 août 1937″ -Association Mémorial / Archives centrales du FSB / Archives d’Etat de la fédération de Russie GRAF

 

La Cour suprême de Russie arbitrera en novembre l’éventuelle fermeture de l’association Memorial. Il se peut que les juges décident de retarder pour un temps l’arrêt de mort de l’organisation, à juste titre considérée comme la conscience de la Russie. Ou bien, ils l’exécuteront peut-être sur-le-champ. Il est clair qu’ils agiront selon le souhait du Kremlin. Le Kremlin n’a pas besoin de Memorial, cette dernière le dérange.

L’association, fondée il y a vingt-sept ans à des fins d’éducation, de bienfaisance et de défense des droits de l’homme, dérange parce qu’elle s’efforce de cultiver la mémoire des Russes sur les épisodes difficiles de leur histoire. Ce faisant, elle continue d’alerter leur conscience à une époque où sévit l’injustice, où l’on essaie de leur fermer les yeux à coup de propagande massive.

Nous, les Polonais, ne pouvons surestimer les efforts de Memorial dans la recherche de la vérité sur les massacres de Katyn [26 000 officiers polonais, prisonniers de guerre, y ont été fusillés par le NKVD en 1940]. Mais que doivent penser des mérites de Memorial les Russes eux-mêmes, pour qui le seul moyen de retrouver la trace de millions de leurs proches disparus au Goulag, réduits en « poussière des camps » comme on dit en Russie, réside dans le travail de fourmis réalisé par l’association ?

Une organisation respectée dans le monde

Memorial dérange, car elle demande justice pour les « victimes de l’ordre constitutionnel » dans le Caucase du Nord : pour des habitants de la région kidnappés par les hommes en uniforme, pour des disparus sans laisser de trace, et pour leurs proches qui retrouvent des corps massacrés. Memorial dérange parce qu’elle ne partage pas l’enthousiasme généralisé généré par le « retour de la Crimée dans le giron de la patrie », appelle l’annexion par son nom, et dit que ce que font les militaires russes dans le Donbass est une agression.

Au Kremlin, ils ont décidé de chercher un bâton contre Memorial. Ils l’ont trouvé, parce qu’ils savent bien s’y prendre. L’association enregistrée à l’échelle nationale devrait avoir des filiales dans au moins 42 des 83 gouvernorats de la Fédération de Russie, mais elle ne les a pas. Selon le ministère de la Justice, cela constitue une violation de la loi suffisante pour détruire une organisation respectée dans le monde entier.

Le prétexte formel est insignifiant. C’est la campagne « Vérité sur le Goulag« , menée conjointement par Memorial et le journal Novaïa Gazeta, lui aussi menacé de liquidation, qui empêche le Kremlin de mener la nation vers un « avenir radieux ».

Histoire russe : grande, mais aussi sanglante

Vladimir Poutine et ses hommes veulent fonder l’identité de leurs sujets sur le mythe d’une Russie formidable, grande, toujours juste et heureuse. Soviétique seulement en partie, car dans ce mythe de l’empire heureux, à côté de Staline et de Gagarine, il y a de la place pour les tsars et leurs gardes arborant des épaulettes, et pour les églises dégoulinant d’or et dans lesquelles se serre son peuple fidèle.

« Ne nous laissons pas convaincre de notre culpabilité », a dit Poutine lors d’une rencontre avec des historiens, il y a quelques années. A présent, en Russie, on parle beaucoup des nouveaux manuels d’histoire que les élèves vont bientôt recevoir, les mêmes pour tous dans tout le pays, acceptés par le Kremlin et prêchant le patriotisme. La vérité y sera sans ambiguïté, simple et agréable.

Les créateurs du mythe de la Russie magnifique suivent une voie toute différente de celle empruntée par ceux qui aimeraient rappeler que la Russie s’est écroulée à deux reprises au cours du dernier siècle, non sous les coups portés par ses ennemis, mais par sa propre faiblesse, et que l’histoire de la Russie, y compris contemporaine, n’est pas seulement grande, elle est aussi sanglante.

Un règlement de comptes avec Memorial ou Novaïa Gazeta est en réalité un règlement de comptes avec la vérité sur la Russie et avec sa conscience.

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